Pascal Quignard Écritura métonymique
jueves, julio 04, 2013
"Or cette entreprise de couture est pour moi un geste fictionnel en son essence, par le rassemblement de fragments supposant chacun des postures scripturaires hétérogènes. C’est la satura antique, source du roman, ou visage secret de tous les romans, dont Pascal Quignard explore dans Dernier Royaume la logique jusqu’à ses conséquences les plus paradoxales. Par ce rassemblement se produit une sorte de phénomène de contamination métonymique qui fictionnalise toute pensée et engendre une sortie hors de l’essai. L’une des procédures les plus fréquentes réside dans l’alliance de notations logiquement hétérogènes. Une même page va ainsi mêler plusieurs notations fictionnelles et non fictionnelles au point de les rendre indiscernables dans le temps de la lecture. Le premier chapitre des Ombres errantes
en fournit un exemple patent. Il évoque tout d’abord un souvenir d’enfance, puis Tibère, et termine le chapitre par un passage qui relève sans doute - du moins est-ce ce que le lecteur peut penser - d’une anecdote historique introduite par la formule « Il se trouva » qui fait signe. Sur la même page, on trouvera M. de Jaume, Nathan le Cerf, Des Cartes, Isaac Beeckman et Jacques Esprit. Le premier est un personnage de la nouvelle La Frontière, le second apparaît dans le récit L’Amour conjugal, les trois derniers sont des personnages historiques, mais le jeu sur le nom de Des Cartes,
comme la moindre notoriété de Beeckman et Esprit tendent à faire oublier le référentiel au profit du fictionnel. On a alors le sentiment d’assister à une fictionnalisation de la totalité à partir de la mention de personnages romanesques
attestés comme tels, d’autant que le mouvement d’ensemble est plus sensible que rationnel. D’un fragment à l’autre, d’un temps à un autre, le fil qui unit les moments ou les stases de l’écriture dans Dernier Royaume, qui coud cet ensemble, témoigne d’une volonté esthétique, sensible et sensuelle, d’une pensée que ne guide pas l’ordre logique de la démonstration ou de la narration. Il est bien plutôt de l’ordre de la métonymie et se déploie sur le régime poétique de l’assonance, de l’écho, de la résonance qu’on retrouve au sein de chaque fragment. Il est en effet lui-même travaillé musicalement, par effet de scansion, de répétition, de rythme, comme le montre, dans Les Ombres errantes, ce passage :
"Il y a un monde qui appartient à la rive du Léthé. Cette rive est la mémoire. C’est le monde des romans et celui des sonates, celui du plaisir des corps nus qui aiment la persienne à demi refermée ou celui du songe qui l’aime plus repoussée encore jusqu’à feindre l’obscurité nocturne ou qui l’invente. C’est le monde des pies sur les tombes. C’est le monde de la solitude que requièrent la lecture des livres ou l’audition de la musique. Le monde du silence tiède et de la pénombre oisive où vague et se surexcite la pensée." ( Pascal Quignard, Les Ombres errantes, Paris, Grasset, 2002, p. 16. )"
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