Derrida Rousseau La supplémentarité

viernes, octubre 25, 2013


"La supplémentarité rend donc possible tout ce qui fait le propre de l'homme : la parole, la société, la passion, etc. Mais qu'est-ce que ce propre de l'homme ? D'une part, il est ce dont il faut penser la possibilité avant l'homme et hors de lui. L'homme se laisse annoncer à lui-même depuis la supplémentarité qui n'est donc pas un attribut, accidentel ou essentiel, de l'homme. Car d'autre part,

la supplémentarité qui n'est rien, ni une présence ni une absence, n'est ni une substance ni une essence de l'homme. Elle est précisément le jeu de la présence et de l'absence, l'ouverture de ce jeu qu'aucun concept de la métaphysique ou de l'ontologie ne peut comprendre.

C'est pourquoi ce propre de l'homme n'est pas le propre de l'homme : il est la dislocation même du propre en général, l'impossibilité — et donc le désir — de la proximité à soi ; l'impossibilité et donc le désir de la présence pure. Que la supplémentarité ne soit pas le propre de l'homme, cela ne signifie pas seulement et de manière aussi radicale qu'elle n'est pas un propre ; mais aussi que son jeu précède ce qu'on appelle l'homme et s'étend hors de lui.

L'homme ne s'appelle l'homme qu'en dessinant des limites excluant son autre du jeu de la supplémentarité :

la pureté de la nature, de l'animalité, de la primitivité, de l'enfance, de la folie, de la divinité. L'approche de ces limites est à la fois redoutée comme une menace de mort et

désirée comme accès à la vie sans différance.

L'histoire de l'homme s'appelant l'homme est l'articulation de toutes ces limites entre elles.

Tous les concepts déterminant une non-supplémentarité (nature, animalité, primitivité, enfance, folie, divinité, etc.) n'ont évidemment aucune valeur de vérité.

Ils appartiennent — d'ailleurs avec l'idée de vérité elle-même — à une époque de la supplémentarité. Ils n'ont de sens que dans une clôture du jeu.

L'écriture nous apparaîtra de plus en plus comme un autre nom de cette structure de supplémentarité.

Si l'on tient compte de ce que l'articulation, selon Rousseau lui-même, rend possibles et la parole et l'écriture (une langue est nécessairement articulée et plus elle est articulée, plus elle se prête à l'écriture), on doit être assuré de ce que Saussure semblait hésiter à dire dans ce que nous connaissons des Anagrammes, à savoir qu'il n'y a pas de phonèmes avant le graphème. C'est-à-dire avant ce qui opère comme un principe de mort dans la parole. Peut-être saisit-on mieux ici la situation du discours de Rousseau au regard de ce concept de supplément, et du même coup, le statut de l'analyse dont nous faisons l'essai. Il ne suffit pas de dire

que Rousseau pense le supplément sans le penser, n'accorde pas son dit à son vouloir-dire, ses descriptions à ses déclarations.

Il faut encore organiser cet écart ou cette contradiction. Rousseau se sert du mot et décrit la chose. Mais nous savons maintenant que ce à quoi nous avons ici affaire n'est ni du mot ni de la chose. Le mot et la chose sont des limites référentielles que seule la structure supplémentaire peut produire et marquer. Se servant du mot et décrivant la chose, Rousseau déplace et déforme d'une certaine manière le signe « supplément », l'unité du signifiant et du signifié, telle qu'elle s'articule entre les noms (supplément, suppléant), les verbes (suppléer, se substituer, etc.) les adjectifs (supplémentaire, supplétif) et fait jouer les signifiés dans le registre du plus ou du moins.

Mais ces déplacements et ces déformations sont réglées par

l'unité contradictoire — ou elle-même supplémentaire —

d'un désir. Comme dans le rêve, tel que Freud l'analyse,

des incompatibles sont simultanément admis

dès lors qu'il s'agit d'accomplir un désir,

en dépit du principe d'identité ou du tiers exclu,

c'est-à-dire du temps logique de la conscience. En se servant d'un autre mot que celui de rêve, en inaugurant une conceptualité qui ne serait plus celle de la métaphysique de la présence ou de la conscience (opposant, encore à l'intérieur du discours de Freud, la veille et le rêve)," il faudrait donc définir un espace dans lequel cette « contradiction » réglée a été possible et peut être décrite. Ce qu'on appelle « histoire des idées » devrait commencer par dégager cet espace avant d'articuler son champ sur d'autres champs. Ce sont là, bien entendu, des questions que nous pouvons seulement poser.

Quelles sont les deux possibilités contradictoires que Rousseau veut sauver simultanément ?

Et comment s'y prend-il ? Il veut d'une part affirmer, lui accordant une valeur positive, tout ce dont l'articulation est le principe ou tout ce avec quoi elle fait système (la passion, la langue, la société, l'homme, etc.).

Mais il entend affirmer simultanément tout ce qui est biffé par l'articulation

(l'accent, la vie, l'énergie, encore la passion, etc.).

Le supplément étant la structure articulée de ces deux possibilités,

Rousseau ne peut alors que le décomposer et le dissocier en deux simples, logiquement contradictoires mais laissant au négatif et au positif une pureté inentamée.

Et pourtant Rousseau, pris, comme la logique de l'identité, dans le graphique de la supplémentarité,

dit ce qu'il ne veut pas dire, décrit ce qu'il ne veut pas conclure : que le positif (est) le négatif, la vie (est) la mort, la présence (est) l'absence et que cette supplémentarité répétitive n'est comprise en aucune dialectique,

si du moins ce concept est commandé, comme il l'a toujours été, par un horizon de présence. Aussi Rousseau n'est-il pas le seul à être pris dans le graphique de la supplémentarité.

Tout sens et par suite tout discours y est pris.

En particulier, et par un tour singulier, le discours de la métaphysique à l'intérieur de laquelle se déplacent les concepts de Rousseau. Et lorsque Hegel dira l'unité de l'absence et de la présence, du non-être et de l'être, la dialectique ou l'histoire continueront d'être, du moins dans cette couche du discours que nous appelions le vouloir-dire de Rousseau, un mouvement de médiation entre deux présences pleines. La parousie eschatologique est aussi présence de la parole pleine, résumant toutes ses différences et ses articulations dans la conscience (de) soi du logos. Par conséquent, avant de poser les questions nécessaires sur la situation historique du texte de Rousseau, il faut repérer tous les traits de son appartenance à la métaphysique de la présence, de Platon à Hegel, rythmée par l'articulation de la présence en présence à soi. L'unité de cette tradition métaphysique doit être respectée dans sa permanence générale à travers tous les traits d'appartenance, les séquences généalogiques, les circuits plus étroits de causalité qui enchaînent le texte de Rousseau. Il faut reconnaître, préalablement et prudemment, ce qui revient à cette historicité ; faute de quoi, ce qu'on inscrirait dans une structure plus étroite ne serait pas un texte et surtout pas le texte de Rousseau. Il ne suffit pas de comprendre le texte de Rousseau à l'intérieur de cette implication des époques de la métaphysique ou de l'Occident — ce que nous ne faisons ici qu'esquisser très timidement.

Il faut aussi savoir que cette histoire de la métaphysique, à laquelle revient le concept d'histoire lui-même, appartient à un ensemble auquel le nom d'histoire ne convient sans doute plus.

Tout ce jeu d'implications est si complexe qu'il y aurait plus que de l'imprudence à vouloir s'assurer de ce qui revient en propre à un texte, par exemple à celui de Rousseau. Cela n'est pas seulement difficile, voire impossible en fait : la question à laquelle on prétendrait ainsi répondre n'a sans doute aucun sens hors de la métaphysique de la présence, du propre et du sujet. Il n'y a pas, à rigoureusement parler, de texte dont l'auteur ou le sujet soit Jean-Jacques Rousseau. De cette proposition principale, il reste à tirer les conséquences rigoureuses, sans brouiller toutes les propositions subordonnées sous prétexte que leur sens et leurs limites sont déjà contestées en leur racine première."


Derrida, De la grammatologie, p. 347-350

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