Philippe Sollers, Nietzsche, philosophie et les femmes

martes, noviembre 11, 2014



«Là, se produit une insurrection. J’ai parlé de révolution, je parle maintenant d’insurrection, au sens où nous sommes dans la question du temps, et au lieu de dire tout le temps que le temps passe, il nous faudrait pouvoir dire qu’il surgit. Nietzsche pense que nous sommes empêchés de penser par l’esprit de vengeance. Que toute l’histoire humaine, et il en donne une cascade d’exemples, est fondée sur «le ressentiment de la volonté contre le temps et son il était». Heidegger a commenté cela de façon saisissante, mais en restant si j’ose dire dans la pensée qui dépend de la métaphysique. Ce qui m’a paru à moi intéressant, puisque personne ne l’avait fait, c’est de rentrer dans l’existence même de Nietzsche, autrement dit dans la mienne, en tant qu’elle pourrait correspondre à cette expérience-là. Et c’est alors que je me suis mis en condition de regarder si, par exemple, l’hypothèse de l’éternel retour me conviendrait ou pas, en faisant d’ailleurs le constat facile à faire que ça ne convient à personne. Parce que, si nous sommes dans l’éternel retour de l’identique, cette conversation que nous sommes en train d’enregistrer se reproduira éternellement, et nous serons là, de nouveau, cher ami, en position moi de parler et vous de m’écouter en riant de temps en temps de ce que je peux dire. Je tiens à insister sur le début du livre. Vous vous rappelez peut-être qu’il s’agit d’une situation de vent violent, de déréliction, comme souvent dans ce que je fais, parce qu’on va de quelque chose d’invivable vers quelque chose qui se dégage peu à peu, et où le narrateur raconte ses rêves, saisissants, à savoir qu’il se retrouve avec son crâne ouvert. Il a perdu sa calotte crânienne. Et cette histoire de crâne court à travers tout le livre. On pense à Hamlet, bien sûr, au fameux dialogue dans le cimetière ; ou au tableau fantastique de crânes empilés de Cézanne, ou bien au crâne sculpté de Picasso. Autrement dit, c’est bien sur fond de mort, de néant, que peut s’élever l’hypothèse d’un Salut possible. Les gens qui ricanent au mot de Salut sont des lâches de la question de la néantisation. Ils vont donc à l’abattoir avec des ruses plus ou moins misérables et le sentiment de se divertir – en faisant des images, par exemple…

Nietzsche vous dit : Dieu vient de faire une mutation considérable, il est devenu philosophe. Les philosophes tressaillent : y aurait-il un dieu parmi nous ? Chacun se croit le philosophe essentiel de son époque, le philosophephare. Un seul a dit : seul un dieu pourrait nous sauver, mais n’a pas osé dire, c’est de moi qu’il s’agit, c’est Heidegger. On a donc le siècle de Sartre, le siècle de Derrida, le siècle de Foucault, de Deleuze, de Lacan…, et puis de ceux qu’on fait venir de l’étranger, Sloterdjik,  Zizek… Il y aura toujours des philosophes, c’est le clergé. Il vaque à ses affaires, le clergé, et celui qui se déclarerait Dieu parmi lui connaîtrait un sort psychiatrique. Le clergé, il est là seulement pour discuter de qui pourrait être pape du pensable. Quant à Nietzsche, il n’a pas été lu. Heidegger, lui-même, quand il se demande qui est le Zarathoustra de Nietzsche, dit que cette pensée abyssale de l’Éternel retour reste une énigme. Je vais chercher, moi, l’énigme dans la vie quotidienne la plus concrète, la plus immédiate. Le clergé philosophique me paraît extrêmement tocard dans la pratique de la vie quotidienne. Ça pourrait s’arranger, me dîtes-vous tout de suite, avec des écrivains qui prendraient la relève. L’embêtant, c’est qu’ils pensent peu ou mal. Leur aptitude philosophique laisse beaucoup à désirer. Je renvoie à la dernière vedette, Houellebecq, bien sûr, qui n’a pas manqué, et je lui réponds dans ce livre sans citer son nom, mais tout le monde le reconnaîtra, de dire que Nietzsche était un pâle disciple de Schopenhauer, ce qui est un comble quand on étudie la question d’un peu près. N’empêche que le fait de dire ça est déjà un appel à être enseigné. Comme ce n’est pas mon travail d’enseigner quoi que ce soit, et surtout pas à Houellebecq, ce qui d’ailleurs ne servirait à rien, car rien dans sa vie ne lui prouverait qu’il a tort, il faut tout simplement considérer que dans les matchs philosophiques qui ont lieu depuis déjà deux ou trois siècles, eh bien, Schopenhauer l’a emporté largement sur Nietzsche.

Alors, Dionysos philosophe… Qu’est-ce que ce serait qu’un dieu, un dieu indubitable, dans la vie la plus quotidienne ? Pour répondre, c’est l’auteur de Femmes qui vous le redit, il faut suivre l’histoire des personnages féminins. Sur ce plan la vie des philosophes m’a toujours paru extrêmement comique. Celle des écrivains aussi, mais passons. La question qui se pose désormais est celle-ci : quelles femmes pour protéger ou abriter la possibilité de penser? Bien entendu, je vais jusqu’à dire que Nietzsche, on le voit dans ses lettres à son ami Gaast, à la fin de sa vie, commence à se demander si le fait de savoir s’y prendre avec les «petites femmes», voire avec des soubrettes parisiennes, ce n’est pas là que ça se joue. Une façon, en somme, de faire entrer le boudoir dans la philosophie (rayez le mot boudoir, mettez bordel si vous voulez). Il faut se demander à quoi ça correspond, en termes physiques concrets, de la part, ô scandale, d’un homme! De la pensée d’un dieu qui peut apparaître comme un homme. Cela ne va pas de soi, car la surveillance planétaire jouera désormais de plus en plus sur l’élément féminin, que je torée, comme vous savez, avec maîtrise, et c’est là la raison de ma très mauvaise réputation, ne cherchez pas plus loin.»

Philippe Sollers, qui suis-je ?

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