La cruauté de Dostoïevski

domingo, mayo 24, 2015


Voyons! Un mari accable sa femme de mauvais traitements, la martyrise comme il ne martyriserait pas un chien, la tue ou l'estropie pour de longues années. Supposons qu'elle ne succombe pas aux sévice du scélérat, mais que, désespérée, après avoir été sur le point de recourir au suicide, la malheureuse, affolée, aille demander secours au tribunal du village. Là, on l'envoie promener en lui disant avec indiférence: «Tâchez de vivre en meilleur accord avec votre mari! Et cette histoire-là n'est pas de pure fantaisie; ont l'a lue dans tous les journaux, et l'on doit s'ensouvenir encore. La femme sans protection, ne sachant plus a qui s'adresser, malade, de terreur, se pend. On juge le mari et on le trouve digne d'indulgence!

 Longtemps, j'ai été hanté par la scène qui a dû se jouer entre la femme et le mari. Elle me hante encore. Je me figure très bien le mari: on a écrit qu'il était de haute taille, robuste, de forte corpulence. Les témoins ont affirmé qu'il était naturellement cruel.

Il lui arrivait d'attraper une poule et de la pendre par les pattes, tête en bas, pour s'amuser. Il raffolait de cette distraction. Il frappait sa femme avec tout ce qui lui tombait sous la main, corde ou bâton. Un jour, il lève une lame du parquet de sa maison, passe les jambes de sa femme part l'ouverture ainsi obtenue, puis cale solidement là-dedans les tibias de sa prisonnière. Quand la voit bien fixée au plancher, il prend la première chose venue, pesante bien entandu, et frappe et frappe. Je crois qu'il n'aurait jamais pu dire pourquoi il battait ainsi sa femme. Je me dout pourtant de la vraie raison. Il la massacrait de coups pour le motif qui lui faisait pendre la poule la tête en bas: Pour son plaisir!

Il lui était aussi fort agreable de la voir suffrir de la faim.

Il lui montrait le pain sur la table et lui diçait: Ça, c'est mon pain, à moi tout seul; tache d'y toucher!» N'était-ce pas assez joli! La malheureuse allait alors mendier avec son enfant de dix ans. Si on lui donnait quelque chose, elle mangeait, sinon elle crevait de faim. Avec cela le tyran la forçait à travailler. .. Et elle obéissait à tout, sans protestation... Je crois voir aussi le visage et le corps de cette pauvre créature. Je me l'imagine toute petite et maigre comme un clou. J'ai remarqué que les gros hommes, très grands, ont souvent une sorte de goût brutal pour les petites femmes minces. Il me semble me rappeler qu'elle était en ceinte, sur les derniers temps. Mais il manque encore un trait à mon tableau: Avez-vous vu parfois un moujik battre sa femme? Moi, j'ai vu cela! L'excellent homme fustige le plus souvent sa justiciable à l'aide d'une corde, d'un ceinturon, de n'importe quoi de contondant. (Dame! Le moujik est privé de tous plaisirs esthétique: le théâtre, la litterature, la musique, lui sont refusés. Il faut bien qu'il remplace tout cela par quelque chose!) Après avoir bien calé les jambes de sa femme dans le vide du parquet, notre moujik y allait sans doute d'abord méthodiquement, presque nonchalamment, d'après un rythme à lui.

Puis tapait plus fort, à grands coups réguliers, sans écouter les cris et les prières de l'infortunée ou, pour mieux dire, il les écoutait avec une délectation dilettante.

(Sans cela pourquoi, diable, l'aurait-il battue?) Comme nos sorts, dans cette vie, nous sont
bizarrement distribues! Une toute petite erreur dans la répartition des destinées, et cette femme pouvait être Juliette, Béatrice ou Gretche! Elle pouvait être grande par la naissance ou par la beauté, vivre l'existence d'une de ces héroïnes, que rêve les poètes.

Et voici que l'on fouette comme un animal fautif.

 Juliette, Béatrice ou Gretchen! Les coups pleuvent, assénés de plus fort en plus fort;

le moujik commence à goûter une jouissance raffinée.

Les cris éperdus de la martyre l'enivrent comme un alcool.

 -Oh! je te laverai les pieds et boirai en suite l'eau du baquet -hurle douloureusement Béatrice, d'une voix qui n'a plus rien d'humain...

puis elle s'affaiblit, cessé de crier, gémit, soupire à peine; elle perd la respiration, et les coups pleuvent, de plus en plus pressés, de plus en plus violents.

Tout d'un coup, l'homme jette la courroie, saisit un bâton, un pieu, -ce qu'il rencontre, -brise le pieu sur le dos de la fustigée!... Allons! En voilà assez! Notre homme s'éloigne de sa victime, se met à table, pousse un «ouf» de soulagement et commence a boire son kvass. La petite fille tremble sur sa couche, se cache sous la couverture! Elle a entendu les cris de sa mère. Le moujik s'en va boire ailleurs.

Au matin la femme s'éveille, se lève, geignant à chaque pas qu'elle fait, va traire les vaches, puiser de l'eau et se remet à l'ouvrage. Et l'homme, qui réparait à ce moment, lui dit d'une voix lente, grave, majestueuse:
-Surtout ne touche pas au pain c'est mon pain!
A la fin, il paraîtrait qu'il plaisait au moujik de pendre sa femme la tête en bas, comme la poule. Il la laissait pendue, s'asseyait sur un banc, mangeait son gruau, mangeait encore... puis, comme pris d'un remords, courait vite ramasser la courroi et s'approchant de la suppliciée, recommençait a la battre. La fiellette tremblait toujours, cachée sous la couverture. Elle sortait la tête de temps en temps de son abri et regardait avec effroi son père rouant de coups sa mère pendue, dont les cheveux ballayaient le plancher. La mère s'est tuée un beau matin de mai. Sans doute, cettefois, on l'avait trop battue la veille. Les mauvais traitements, les supplices, l'avaient rendue folle. Quelques jours avant d'en finir, elle avait été trouver les juges du vilage, et voici ce que ces braves gens lui avaient répondue:
-Vivéz en meilleur accord avec votre mari!
Tandis qu'elle se passait le nœud coulant au tour du cou, puis tandis qu'elle râlait, la fillette lui criait de son coin:
-Maman! maman! Pourquoi t'étrangtes-tu?
Ensuite la pauvre petite s'approchait avec effroi de la morte, l'appelait, –revenait plusieurs fois
la regardait,- jusqu'au moment où le père revint.»

Dostoïevski, Journal d'écrivain.


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