Chestov: Dostoïevsky «considère qu’en récompense de son obéissance il a obtenu de la loi plus de droits, (...) le droit, la force de tuer non le corps, mais l’âme.» «Dostoïevsky essaye de se passer de tout critère, de toute règle, de toute loi.»

sábado, abril 11, 2015


«Léon CHESTOV, Les révélations de la mort. La lutte contre les évidences


X

Dostoïevsky sent bien qu’il y a dans la vie des trésors qu’il faut garder précieusement et que, d’un autre côté, il y en a beaucoup qu’il ne vaut pas la peine de conserver, qui ne peuvent que nous entraver, nous appesantir. Mais comment distinguer les uns des autres ? Impossible de s’en référer à la conscience commune, à la théorie de la connaissance, à l’éthique.

La seconde vue ? Mais elle ne nous enseigne rien.

De plus, elle nous refuse ses services lorsqu’on y fait appel et n’intervient qu’inopinément.

Dans la Voix souterraine, Dostoïevsky essaye de se passer de tout critère, de toute règle, de toute loi ;

mais il est bien obligé de payer son tribut à la conscience commune : il fait donc précéder son œuvre d’une note explicative.

Dans Crime et châtiment, l’idée même, le sujet du roman reflète l’influence de la vision naturelle.

Dans l’Idiot, on distingue encore mieux les efforts que fait Dostoïevsky pour attirer dans son camp les évidences qu’il poursuivait auparavant de sa rage. Et à mesure qu’on avance, on voit se manifester plus clairement

la tendance de l’auteur à mettre d’accord ses deux visions, ou, plus exactement,

à soumettre la seconde à la première.

C’est ce qui explique que les romans de Dostoïevsky abondent, comme je l’ai indiqué,

en épisodes secondaires et que ce sont justement

ces épisodes qui en expriment la signification essentielle.

Même dans le Journal d’un écrivain on voit apparaître de temps à autre, parmi des articles politiques, de courts récits, tels que la Douce, le Rêve d’un homme ridicule, le Solitaire, pages profondes et puissantes où l’écrivain proclame

d’une voix qui n’est pas la sienne
ce qu’ont vu les yeux qui ne lui appartiennent pas.

Chacun de ces récits, chacun des épisodes du roman

brisent et annulent tous les efforts de l’auteur
pour faire rentrer les résultats de la seconde vue
dans le cadre de cette expérience sur les données
de laquelle vit l’humanité.

Dans l’Idiot, on ne sait trop pourquoi, comme s’il voulait une fois de plus faire tomber le pauvre prince Myschkine qui chancelle déjà et trébuche à chaque pas, dans l’Idiot, Dostoïevsky oblige un de ses personnages, un jeune garçon poitrinaire, Hippolyte, dont non seulement les jours, dont les heures mêmes sont comptées, il l’oblige à lire à ses amis, une nuit durant, sa confession, une des confessions les plus émouvantes, les plus terribles qui aient été écrites depuis le livre de Job, lequel lui servit certainement de modèle. Qui donc a suggéré à ce mourant ces discours ardents et prophétiques ? Qui donc les a suggérés à Dostoïevsky qui, bien que déjà âgé, ne prévoyait pas la mort ?

Fidèle à l’antique tradition, Dostoïevsky fit tout pour se dérober à la curiosité des non-initiés. La confession porte en épigraphe les mots —

« après moi le déluge ».


Cela est plus que suffisant, certainement, pour écarter la conscience commune. Mais il ne nous faut pas oublier qu’au fond de son âme, Dostoïevsky ne plaçait tous ses espoirs que dans le « vilain petit canard ». Il semble qu’il ait été convaincu que la laideur, l’horreur n’existent dans le monde que pour cacher à ceux qui ne doivent pas encore le connaître le dernier, le suprême mystère de la création. Écoutez ce que dit Hippolyte du tableau qu’il a vu chez Rogojine. Ce tableau représentait la Descente de croix.

« Le visage du Christ est atrocement défiguré par les coups qu’il a reçus ; il est enflé et porte des marques sanglantes, horribles ; les yeux sont grands ouverts, ils louchent et brillent d’un éclat mort, vitreux. Et chose étrange : lorsqu’on regarde le cadavre de cet homme qui a tant souffert, une question curieuse, particulière, se pose à vous : si tel était le corps (et tel il était, certainement) que virent ses disciples, ses apôtres, les femmes qui le suivaient et qui se tenaient au pied de la croix, tous ceux qui croyaient en Lui et l`aimaient, s’ils le virent tel,

comment purent-ils croire que ce martyr fût capable de ressusciter ?

Et une pensée surgit alors :

si la mort est si affreuse, si les lois de la nature sont si puissantes, comment en triompher ?

Comment les vaincre, quand Celui-là même ne les a pas vaincues

qui se faisait obéir par la nature lorsqu’il était en vie, auquel elle se soumettait, qui s’écria «Talitha Koumi» et la vierge se dressa, qui dit à Lazare de sortir, et Lazare sortit du sépulcre ? Lorsque l’on contemple ce tableau,

la nature prend l’aspect d’une bête énorme, impitoyable, silencieuse

ou bien, et ce serait plus exact, mais bien étrange à dire :

l’aspect d’une machine moderne qui a stupidement saisi, avalé, déchiqueté,

englouti l’Être admirable, infiniment cher qui à lui seul valait plus que toute la nature et toutes ses lois,

cette nature qui ne fut peut-être créée que pour le produire. »

Je ne sais pas si, après tout ce qui a déjà été dit, il faut encore démontrer que

Dostoïevsky exprime ici sa pensée la plus profonde,
la plus chère et aussi la plus troublante.

Combien de fois déjà nous le retrouvons debout devant les plateaux de la terrible balance, ne se souciant plus de lui-même,

ne se souciant plus de rien au monde.

L’un de ces plateaux est occupé par la nature, énorme, infiniment pesante, avec ses principes et ses lois, muette, aveugle et sourde.

Sur l’autre, Dostoïevsky jette d’une main tremblante ses impondérables, que rien ne protège, que rien ne défend, « le plus important » ; et il attend le cœur battant lequel des deux entraînera l’autre.

Ce n’est pas au prince Myschkine qu’il a confié cette opération, au prince Myschkine que tous vénèrent, que lui-même vénère. Dostoïevsky sait que Myschkine supportera un soufflet et présentera même l’autre joue, mais qu’il se détournera de la balance.

L’humilité n’est pas cette vertu que recherche Dostoïevsky.

Ce n’est pas la vertu, d’ailleurs, qu’il recherche.

La vertu ne possède pas d’existence en propre. Elle n’existe que pour autant que nous la reconnaissons : elle puise toutes ses forces dans notre approbation.

Elle est la sœur de ce même « deux fois deux quatre » : tous deux sont nés de la même mère, la loi.

Mais tant que les lois existent, tant que les lois jugent, la Mort règne sur l’univers.

Et qui donc osera défier la Mort en combat singulier,

quand toutes les évidences la soutiennent, ces évidences si cruellement décrites par Dostoïevsky et justifiées par la théorie de la connaissance et l’éthique ? Ce n’est certainement pas le prince Myschkine qui l’osera.

Il est avec l’éthique ; il recherche lui-même les louanges du « principe ». Les saints mêmes ne pouvaient vivre sans ces louanges. Et saint Jérôme enseignait, et après lui un des derniers docteurs de l’Église, saint Alphonse de Liguori, disait en s’adressant aux habitantes des couvents qui avaient renoncé au monde : « apprends l’orgueil sacré. », « sache que tu es meilleur ». Le moine n’est pas encore prêt pour le combat suprême, le moine le plus scrupuleux, le plus sincère même. Il a encore confiance en ses œuvres et s’attend à des louanges ; il peut être encore fier de ces louanges. Et le prince Myschkine ne renoncera pas à l’orgueil sacré et ne suivra donc pas Dostoïevsky jusqu’au bout.

Seuls sont capables de le suivre, et tel est leur destin, ceux qui sont privés de tous droits,
de toute protection, les hommes souterrains.

Ceux-là seuls se permettent de douter de la valeur des jugements
de la nature et de l’éthique, de la justice de tout jugement,

ceux-là seuls s’attendent à chaque instant à ce que l’impondérable entraîne la pesante charge, à l’encontre des évidences et des jugements de la raison qui s’y appuie et qui a jeté sur le plateau de la balance non seulement les lois naturelles, mais aussi les lois morales.

Hippolyte ne craint même pas la morale et ses sanctions.

Il méprise l’orgueil et même l’orgueil sacré.

Il ne veut pas être meilleur que les autres,

il ne veut pas être bon, il repousse les louanges de la morale.

« Quel est ce tribunal qui juge ici ? demande-t-il. Pourquoi faut-il que non seulement je sois condamné,

mais que je supporte ma condamnation sans protester?

Est-ce que vraiment quelqu’un en a besoin ? » Et plus loin :

« A quoi sert mon humilité ? N’est-il pas possible de me manger simplement et sans exiger que je chante les louanges de ce qui me dévore ? »

Voilà les questions qu’Hippolyte a appris à se poser ; Kant ne savait pas questionner ainsi. Bien rares au cours de l’existence historique de l’humanité furent ceux qui posèrent de semblables questions. A notre époque ce fut Nietzsche : par-delà le bien et le mal. Bien avant lui —

Luther, qui enseignait que les bonnes œuvres ne sauvent pas ;

Luther avait entendu, avait réussi à entendre cela chez saint Augustin, qui n’avait fait que développer la pensée de saint Paul, recueillie par ce dernier dans Isaïe et dans l’énigmatique, dans l’extraordinaire récit de la Bible sur le péché originel.

En réponse à la confession d’Hippolyte,

la conscience commune, qu’incarnent la plupart des personnages de l’Idiot, y compris le «saint», le prince Myschkine,

ne peut répondre que par des railleries, des cris, des sifflets.

La conscience commune défend son idéal — la loi.

Les saints eux-mêmes ne renonceront pas à la loi.

Quelques jours après cette nuit terrible où Hippolyte tenta en vain d’apitoyer l’omnitude, il essaye de causer seul à seul avec le « saint », espérant que, loin des hommes, celui-ci cesserait de trembler devant la loi et de la flatter. Mais cet espoir est déçu. La loi, « en quoi nous sommes dignes d’éloges ou blâmables. », est aussi profondément ancrée dans l’âme du prince Myschkine que le deux fois deux quatre ;

en cela le saint ne se distingue nullement de l’homme ordinaire.

Voici la fin de leur conversation. Hippolyte demande au prince : « Eh bien ! dites-moi vous-même, comment dois-je faire d’après vous ;

comment dois-je mourir pour faire une fin vertueuse.

Eh bien, dites ! » Le prince qui ne veut pas renoncer à son orgueil sacré et qui craint par-dessus tout de n’avoir plus droit à la louange de la loi, le prince relève le défi : « Passez votre chemin et pardonnez-nous notre bonheur », répond-il d’une voix douce. Il n’y a rien à dire : il a subi l’épreuve ; impossible d’aller plus loin. Hippolyte n’a plus qu’à éclater de rire : « Ha ! ha ! ha !… C’est ce que je pensais ! Je m’attendais justement à quelque chose de ce genre ! Eh bien, pourtant… vous autres !… Oh ! gens éloquents ! »

Quel était le but de Dostoïevsky en obligeant le prince à une confession de ce genre ? Ce n’est pourtant pas Rakitine, ce n’est pourtant pas Claude Bernard, c’est Myschkine, qui est, dans l’esprit de son auteur, un personnage vertueux. Mais la seconde vue a saisi les choses autrement.

Il est évident que Dostoïevsky a vu se dresser devant lui en cet instant un problème encore plus ardu, encore plus terrible que celui qu’il examinait dans l’article qu’avait écrit Raskolnikov. Raskolnikov raisonnait ainsi : il existe des hommes qui se permettent de verser le sang de leurs semblables, Napoléon par exemple, et ils jouissent de l’estime générale. On peut donc verser le sang, on peut tuer le corps de son prochain avec l’autorisation et l’approbation de la loi. Dans son humilité, Myschkine va plus loin (« l’humilité est une force », ce n’est pas en vain que Dostoïevsky le dit) ; il ne se contente pas de cela.

Il considère qu’en récompense de son obéissance
il a obtenu de la loi plus de droits,
plus de force que n’en avait Napoléon :


le droit, la force de tuer non le corps, mais l’âme.



« Pardonnez-nous notre bonheur et suivez votre chemin. » Que se passera-t-il donc, si Hippolyte passe son chemin et leur pardonne leur bonheur ? Il ne se passera rien ; il ne doit rien se passer. L’équilibre idéal sera rétabli. Notre raison n’aspire à rien d’autre.»

Chestov, Les Révélations de la mort.

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