Dostoïevski «pose comme but suprême l’ignorance» et «se rit (de la raison) de toutes les vertus humaines.»

jueves, abril 09, 2015


Aujourd’hui encore, en lisant Dostoïevsky, nous ne savons pas au juste si nous avons le droit de protester contre l’impudence du deux fois deux quatre, ou bien si nous devons, comme par le passé, courber l’échine devant lui.

Dostoïevsky lui-même ne savait pas au juste s’il avait terrassé son ennemi ou s’il était retombé sous sa loi.

Il ne l’a pas su jusqu’à ses derniers jours. S’étant évadé de la conscience commune, il s’était engagé dans un labyrinthe infiniment compliqué, ne pouvait plus juger et ne savait même plus si c’était un bien ou un mal.

Il fut obligé de rechercher les absurdités les plus dangereuses, le non-sens le moins avantageux, rien que pour introduire dans toute cette sagesse quelque chose « de fantastique, de pernicieux ».

Quelque chose de fantastique ! L’objet de son problème n’était donc pas cet ordre naturel, déterminé une fois pour toutes et paraissant ainsi compréhensible, mais Adrasthée elle-même, avec ses énigmes éternelles, avec ses mystères insolubles. La science créée par la conscience commune bannit hors des limites de son champ visuel Adrasthée avec tous ses caprices, ses fantaisies, ses miracles, et, afin de pouvoir vivre tranquille, fit semblant de ne trouver dans l’univers rien de miraculeux, rien de fantastique.

Dostoïevsky haïssait la satisfaction et tous les bienfaits que l’ « ordre » procure à l’homme.

C’est à cause de cela que ni notre théorie de la connaissance, ni notre logique ne pouvaient plus lui en imposer. Il s’efforce non de justifier, mais d’ébranler toutes nos évidences.

« Vous croyez au palais de cristal, indestructible pour l’éternité, auquel on ne pourra donc pas tirer la langue en tapinois, ni montrer le poing dans sa poche. Quant à moi, je me méfie de cet édifice peut-être parce qu’il est en cristal, indestructible pour l’éternité, et parce qu’on ne pourra pas lui tirer la langue. Voyez-vous, si au lieu d’un palais je possède un poulailler et qu’il pleut, je me glisserai peut-être dans le poulailler pour ne pas être mouillé, mais tout en lui étant reconnaissant de m’avoir préservé de la pluie, je ne considérerai pas mon poulailler comme un palais de cristal. Vous riez, vous dites même que dans un cas pareil, palais et poulailler se valent. Oui, vous répondrai-je, si l’on ne vivait que pour ne pas être mouillé. Mais que faire, si je me suis mis dans la tête qu’on ne vit pas seulement pour cela et que si l’on vit — c’est dans un palais qu’il faut s’installer. »

Ainsi qu’il convient à un homme souterrain, il ne fournit aucune preuve. Il sait bien que si on en arrive aux preuves, c’est la raison qui triomphera. On n’a jamais entendu parler d’une argumentation semblable : tirer la langue, montrer du poing ! Vous vous révoltez de nouveau : comment puis-je appeler « argumentation » de tels procédés et exiger de la science qu’elle en tienne compte ! Mais l’homme souterrain n’exige pas du tout qu’on compte avec lui, et c’est même là, peut-être, le trait le plus extraordinaire de sa personnalité. Il comprend bien que le consentement unanime ne lui donnera pas grand-chose, et ne songe nullement à convaincre autrui. Il ne veut pas non plus imprimer sa pensée sur les siècles à venir comme sur des tables de pierre, autrement dit : il ne songe pas à diriger l’histoire. Ses intérêts sont étrangers à l’omnitude et, par conséquent, étrangers à l’histoire.

« Vous riez de nouveau ? Riez, si vous voulez. J’accepterai toutes les moqueries et me refuserai tout de même à me déclarer rassasié lorsque j’ai faim ; je sais que je ne me contenterai pas d’un compromis. Je n’admettrai pas que le but de mes désirs soit une maison en briques avec logements à bon marché pour les pauvres… Et si vous ne voulez pas m’accorder votre attention, je n’en pleurerai pas. J’ai mon souterrain, et tant que j’existe et que je désire, que mes mains se dessèchent si j’apporte une seule brique à cette maison. Ne me rappelez pas que j’ai renoncé moi-même au palais de cristal pour le seul motif que je ne pouvais pas lui tirer la langue. J’ai dit cela non parce que j’avais une envie ardente de tirer la langue ; mais il se peut que ce qui m’irrite, c’est que jusqu’ici, justement, de tous vos édifices il n’y en ait pas un auquel on ne puisse tirer la langue. »

L’homme souterrain ne possède pas de but clair, défini. Il veut, ardemment, passionnément, follement, mais il ne sait pas ce qu’il veut et ne le saura jamais.

Tantôt il dit que jamais il ne renoncera au plaisir de tirer la langue, tantôt il déclare que son envie n’est pas si grande. Tantôt il affirme que le souterrain lui suffit amplement, qu’il n’a besoin de rien autre, et un moment après, il envoie le souterrain au diable : voici la tirade qu’il lance tout à coup :

« Ainsi donc, vive le souterrain ! J’ai bien dit que j’enviais l’homme normal jusqu’à la dernière goutte de ma bile ; mais quand je le vois tel qu’il est, je ne veux pas l’être (tout en continuant à lui porter envie). Non, non ! Le souterrain est tout de même plus avantageux ! Là au moins on peut… Ah ! voilà que de nouveau je mens. Je mens, car je sais bien moi-même, aussi clairement que deux fois deux font quatre, que ce n’est pas le souterrain qui vaut mieux, mais autre chose, tout autre chose, que je désire avidement, mais que je ne trouverai jamais. Au diable le souterrain ! »

Ce qui se passe dans l’esprit de l’homme souterrain ressemble à la pensée bien moins qu’à autre chose ; ce ne sont pas non plus des recherches. Il ne pense pas ; il s’agite, désespéré ; il frappe de tous côtés, il cogne sa tête à tous les murs. Il s’enflamme sans cesse, il atteint les cimes les plus élevées pour se précipiter ensuite dans Dieu sait quels abîmes. Il ne sait plus se diriger ; une force infiniment plus puissante que lui-même le tient en son pouvoir.

« Si je croyais moi-même un seul mot de ce que j’écris ici ! je vous jure, messieurs, que je ne crois pas un mot, pas un seul mot, de ce que j’ai tracé ici. C’est-à-dire que j’y crois, peut-être, mais en même temps, je sens et je soupçonne, je ne sais pourquoi, que je mens comme un cordonnier. »

Celui auquel l’Ange de la Mort a octroyé son don mystérieux, celui-là ne possède plus cette certitude qui accompagne nos jugements ordinaires et confère une belle solidité aux vérités de la conscience commune.

Il lui faut vivre désormais sans certitude, sans conviction.

Il lui faut remettre son esprit entre des mains étrangères, devenir une matière docile, une argile dont un potier inconnu fera on ne sait quoi. C’est la seule chose dont ait nettement conscience l’homme souterrain.

Il voit que ni les œuvres de la raison, ni aucune des actions humaines ne peuvent le sauver.

Il a passé en revue, avec quelle attention, avec quelle tension de tout son être, ce que l’homme peut accomplir avec l’aide de sa raison, tous ses palais de cristal, et il a vu que c’étaient non des palais, mais des poulaillers et des fourmilières, car tous, ils étaient bâtis sur le principe de mort, sur deux fois deux font quatre. Et à mesure qu’il en prenait conscience,

cet irrationnel, cet inconcevable, ce chaos, qui fait horreur à la conscience ordinaire, jaillissait plus impétueusement du fond de son âme.

C’est à cause de cela que dans sa théorie de la connaissance, Dostoïevsky renonce à la certitude et

pose comme but suprême l’ignorance ;

c’est pour cela qu’il ose opposer aux évidences une langue largement tirée, c’est pourquoi il chante le caprice, inconditionné, imprévu, toujours irrationnel, et c’est pourquoi

il se rit de toutes les vertus humaines.»

Chestov, Les Révélations de la mort

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