Chestov: «Tous les héros de Dostoïevsky aspirent à ce qui menace de les perdre.» «Un destin cruel pèse sur tous ; tous ils sont condamnés.» «La nature de Dostoïevsky était double.»
viernes, abril 10, 2015
«La nature de Dostoïevsky était double,
comme celle de Spinoza, comme celle de la plupart de ceux qui essayent d’éveiller l’humanité de sa torpeur. C’est ce qui l’obligeait à fermer parfois sa seconde paire d’yeux et à contempler l’univers avec ses yeux ordinaires, aveugles ;
c’est ce qui l’incitait à résoudre ses dissonances en accords harmonieux.
Lui-même se réfugia plus d’une fois sous l’ombre des lois et des règles,
auxquelles il avait déclaré une guerre à mort,
lui-même accourait se chauffer à la flamme de son ennemi.
C’est là pour le lecteur une source de continuels et de pénibles malentendus.
Il ne sait pas où est le vrai Dostoïevsky. Est-il là où les choses commencent et finissent ? Est-il là où tout commence, mais ne finit pas ? là où l’équilibre est rétabli, ou bien là où il est rompu ? là où le temps n’a qu’une dimension, ou bien là où l’on aperçoit la seconde dimension et où le plateau qui porte le « ce qui importe le plus. » s’abaisse légèrement… Cela est d’autant plus difficile à déterminer
qu’il est impossible de fixer exactement l’idée fondamentale
d’aucun des romans de Dostoïevsky.
Leur sujet même, bien qu’il soit toujours plus ou moins adapté aux règles admises, est si compliqué, si touffu, qu’il n’est pas possible de déterminer ce que veut dire au juste l’auteur. Des épisodes secondaires interrompent constamment le cours du récit, et ces épisodes présentent une telle importance, par le sujet, par la manière dont ce sujet est traité, qu’ils repoussent au second plan et masquent complètement l’action principale. Pourtant, tous les récits de Dostoïevsky sont marqués d’un trait commun.
Ses héros ne savent pas agir, ils ne savent pas créer, ils ne le veulent même pas, semble-t-il ; la destruction, la mort les suivent pas à pas, afin, probablement, de ne pas donner au lecteur l’illusion même d’une conclusion.
Myschkine, un saint, le désintéressement incarné, d’après l’auteur, Myschkine n’est pas une exception à cette règle générale : malgré tous ses efforts, non seulement il ne parvient à aider personne ; mais
il prête assistance, semble-t-il, à toutes les mauvaises initiatives.
Un destin cruel pèse sur tous ; tous ils sont condamnés.
Spinoza pourrait parfaitement citer les scènes de l’Idiot comme preuve de la puissance souveraine du principe de la nécessité ; Luther pourrait en illustrer son « De la volonté asservie. ».
Si Darwin avait vu l’existence sous le même aspect que Dostoïevsky,
il aurait parlé non de la loi de la conservation des espèces, mais de celle de leur destruction.
Si les historiens et les théoriciens de la connaissance avaient écouté Dostoïevsky, ils auraient remplacé le principe de la raison suffisante par celui de l’absolue déraison.
Nulle chose dans les romans de Dostoïevsky n’est déterminée par une autre.
C’est la logique de Tertullien, la logique du rêve qui y règne : « ce n’est pas honteux parce qu’il faut en avoir honte ; c’est croyable parce que ça résiste au sens ; c’est certain parce que c’est impossible. ».
Le prince Myschkine s’occupe des affaires des autres, parce qu’il n’a pas besoin de s’en occuper ; Rogojine tue Nastassia Filipovna justement parce que c’est la chose la plus inepte qu’il eût pu faire ; Nastassia Filipovna aspire à la sainteté, parce qu’elle sait très bien qu’elle n’en approchera jamais.
Il en est de même des autres romans de Dostoïevsky : toujours des crises, toujours des extases.
Tous les héros de Dostoïevsky aspirent à ce qui menace de les perdre.
Les Frères Karamazov portent en épigraphe un des versets les plus énigmatiques du 4e évangile : « Je vous le dis en vérité, si le grain de froment tombé en terre ne meurt pas, il restera seul, et s’il meurt, il portera beaucoup de fruits. » — C’est une de ces maximes au sujet desquelles Dostoïevsky dit lui-même dans les Frères Karamazov : « C’est terrible ce qu’on trouve dans ces livres (dans la Bible). Il est facile de nous les fourrer sous le nez. Qui donc les a écrits ? sont-ce vraiment des hommes ? » En effet, qui donc a pu écrire ces livres ? Des hommes ?
Et Dostoïevsky, qui a fait siennes ces pensées, est-il encore un homme ?»
Chestov, Les Révélations de la mort.
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