Chestov: Si nous obligeons au silence au narrateur de l’homme ridicule, nous faisons taire Dostoïevsky lui-même.
domingo, abril 12, 2015
«Vous voyez qu’en 1877, quinze ans après la publication de la Voix souterraine, Dostoïevsky continue encore à nous raconter l’histoire de l’homme renié par la conscience commune. Aux yeux de tous, c’est un homme ridicule, méprisable, un vilain caneton
qui aurait mieux fait de ne pas naître du tout
ou, une fois né, de se cacher le plus loin, le plus profondément possible, non seulement des autres,
mais de soi-même,
car la conscience commune le possède aussi ;
elle le juge et s’indigne de sa laideur.
L’homme ridicule le sait lui-même :
il est insupportable à soi-même,
aussi bien qu’à autrui. Mais voilà que naît en lui on ne sait d’où, ni comment,
une étrange indifférence.
Dostoïevsky, nous le savons, s’intéresse spécialement à ce qui surgit on ne sait d’où, et le voilà donc très attentif. Qu’est-ce que cette indifférence ? Que signifie-t-elle ?
« D’années en années, je me rendais mieux compte de cette affreuse particularité (que je paraissais ridicule) ; mais je ne sais pourquoi, je devenais plus calme. Pourquoi ? Je ne peux me l’expliquer jusque maintenant. Peut-être parce qu’avec terreur je prenais peu à peu conscience d’une chose qui dépassait infiniment cette circonstance :
en effet, j’acquérais la conviction que tout était égal.
Il y a longtemps que j’en avais le pressentiment, mais
cette conviction surgit en moi subitement au cours de la dernière année.
J’eus le brusque sentiment qu’il me serait indifférent que l’univers existât ou qu’il n’existât pas.
J’entendis, je sentis au plus profond de mon être qu’il ne se passait rien devant moi.
Au début de cet état, il me semblait encore que de nombreux événements s’étaient accomplis avant moi ;
mais je devinais ensuite qu’antérieurement à moi il n’y avait rien eu non plus, que ce n’était qu’une illusion.
Et petit à petit je me suis convaincu qu’il ne se passerait jamais rien. »
Arrêtons-nous et demandons-nous ce que signifient ces fantastiques « subitement » qui nous conduisent à des affirmations plus fantastiques encore : « tout est égal, il ne se passe rien, il ne s’est jamais rien passé, il ne se passera jamais rien ». Affirmations que Dostoïevsky nous présente obstinément, qu’il arrache on ne sait d’où. N’avons-nous pas le droit, n’avons-nous pas l’obligation de dire à Dostoïevsky ce qu’Aristote répondait à Héraclite qui niait le principe de contradiction : on peut dire ces choses, mais on ne peut les penser. Si on n’arrête pas l’homme ridicule, ce n’est pas seulement le principe de contradiction, le plus immuable des principes qui s’écroule, mais tous les principes, l’omnitude tout entière. Et cela à cause du caprice d’un seul homme, et de quel homme ! d’un être pour lequel la folie, selon ses propres paroles, serait un avancement en grade ! Il faut le dire ouvertement ; mais il faut se dire aussi que
si nous obligeons au silence l’homme ridicule, nous faisons taire Dostoïevsky lui-même.
Et non seulement Dostoïevsky, mais aussi
Platon avec sa grotte,
Plotin avec son Un,
Euripide qui ne sait pas ce que c’est que la vie, ce que c’est que la mort.
Cela vous tente-t-il ? Vous plairait-il de rester en compagnie du seul Aristote, « modéré jusqu’à l’excès » ? Nulle discussion n’est possible ici :on ne peut que poser la question et passer outre.
Voici donc que cet être ridicule auquel tout est égal, autour duquel rien ne se passe, qui est convaincu que rien ne s’est jamais passé et qu’il ne se passera jamais rien, voici que cet homme prend une résolution :
il décide de se suicider.
Vous pouvez, si cela vous plaît, railler Dostoïevsky en utilisant l’argumentation inventée il y après de vingt-cinq siècles :
si rien n’existe, si rien n’a jamais existé, l’homme ridicule n’existe pas non plus, ni sa décision, pas plus que ses « subitement », pas plus que le récit, etc., etc.
Vous pouvez certainement dire tout cela, et Dostoïevsky sait que vous pouvez vous moquer de lui, il sait que vous vous moquerez de lui et refuserez même de le traiter de fou. Mais il continue son récit, entassant les inepties, les contradictions ; il vaudrait la peine de les reproduire toutes, si seulement la place le permettait.
Qui veut s’approcher de Dostoïevsky doit accomplir toute une série
d’ « exercices spirituels » : il lui faut vivre des heures, des journées, des années entières au sein d’évidences contradictoires.
Il n’y a pas d’autre moyen. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut entrevoir que le temps n’a pas une, mais deux dimensions et même plus, que les lois n’existent pas depuis l’éternité, mais nous sont données, données pour que le péché se manifeste,
que c’est la foi et non les œuvres qui sauvent,
que la mort de Socrate peut ébranler le formidable « deux fois deux quatre », que Dieu n’exige que l’impossible, que le vilain caneton peut se transformer en beau cygne blanc,
que tout commence ici, mais rien ne finit,
que le caprice a droit aux garanties,
que le fantastique est plus réel que le naturel,
que la vie — c’est la mort, et que la mort — c’est la vie,
et d’autres vérités du même genre qui nous dévisagent de leurs yeux étranges et terribles de toutes les pages de Dostoïevski.»
Léon CHESTOV · Les révélations de la mort.
0 comments