Dostoïevski: «Je crois au diable, je crois canoniquement au diable incarné.»

lunes, febrero 16, 2015



DOSTOÏEVSKI, LA CONFESSION DE STAVROGUINE.


  I

Nicolas Vsévolodovitch Stavroguine ne dormit pas de toute cette nuit et resta assis sur le divan, en fixant le plus souvent son regard vague sur un point, vers le coin voisinant la commode.

La lampe resta allumée toute la nuit. Vers sept heures du matin, il s’endormit dans la même position, et lorsque Alexey Yegorovitch[12] entra dans la chambre à 9 heures et demie précises, suivant l’habitude, et apporta une tasse de café, sa venue réveilla le dormeur qui, ouvrant les yeux, parut désagréablement surpris d’avoir si tard dormi. Il prit rapidement son café, se dépêcha de faire sa toilette, puis quitta précipitamment la maison.

À la question timidement posée par Alexey Yégorovitch : « N’auriez-vous pas d’ordres à donner ? » il n’avait pas répondu.
Stavroguine avançait les yeux baissés, tout absorbé par ses pensées, ne levant la tête que par moment et pour manifester une vague mais intense inquiétude.

À un carrefour peu distant de sa maison, une foule de moujiks, une cinquantaine ou davantage, lui barra le chemin ; ils marchaient en rangs silencieux et en bon ordre. Près de la boutique où Stavroguine dut s’arrêter un instant, quelqu’un dit que c’étaient « les ouvriers de Schpigouline ». Il y fit à peine attention.

Enfin, vers dix heures et demie, il arriva devant la porte de notre couvent de la Mère-Dieu de Spasso-Efimievsky, situé à l’extrémité de la ville, près de la rivière. Alors seulement, il sembla se rappeler quelque chose, s’arrêta, tâta d’un geste fiévreux un objet dans sa poche intérieure et sourit. En franchissant l’enclos, il demanda au premier novice rencontré le chemin qui conduisait chez l’évêque Tikhon, vivant en retraite dans le monastère. Après force saluts, le novice marcha devant.

Au bout de la longue façade du bâtiment du couvent, se tenait auprès d’un perron un moine corpulent et aux cheveux gris qui, écartant vivement le novice, s’empara du visiteur et, tout en continuant à saluer, le conduisit à travers un long corridor étroit. Gêné dans ses courbettes par son embonpoint, le moine inclinait d’un geste court la tête seule, et invitait Stavroguine à le suivre, bien que celui-ci ne le quittât pas d’une semelle.

Le moine multipliait ses questions et parlait du père archimandrite; n’obtenant aucun écho à ses paroles, le moine devenait de plus en plus respectueux.

Stavroguine s’aperçut qu’il n’était pas un inconnu dans le monastère, bien qu’il ne se souvenait pas d’y être revenu depuis son enfance. Arrivé à la porte qui se trouvait au fond du corridor, le moine l’ouvrit d’un geste impérieux, demanda au portier si on pouvait entrer et, sans attendre la réponse, poussa le battant, puis, le dos courbé, laissa passer le « cher » visiteur. Dès qu’il empocha la gratification, il s’éclipsa.

Stavroguine entra dans une pièce étroite, où apparut au même instant, en s’arrêtant à la porte de la chambre attenante, un homme de haute taille, sec, d’une cinquantaine d’années, vêtu d’une soutane d’intérieur ; il avait l’aspect légèrement souffrant, son visage effleurait un vague sourire et son regard avait une expression d’étrange timidité. C’était ce Tikhon dont Nicolas Vsévolodovitch avait entendu parler pour la première fois de Schatov et sur le compte de qui il avait, depuis, eu le temps de recueillir quelques renseignements. Ces renseignements étaient divers et contradictoires, mais avaient cela de commun que ceux qui aimaient et n’aimaient pas Tikhon (il y en avait) ne tenaient pas à s’étendre sur son compte : ceux qui ne l’aimaient pas s’abstenaient, par dédain sans doute ; ceux qui l’aimaient, et il avait de chauds partisans, par une sorte de réserve, comme s’ils voulaient dissimuler quelque chose le concernant, une faiblesse, peut-être quelque étrange manie.

Stavroguine apprit que Tikhon s’était retiré au couvent depuis six ans déjà et qu’il recevait aussi bien des gens du peuple que de hautes personnalités ; il avait des admirateurs ardents, des admiratrices surtout, jusque dans le lointain Pétersbourg.

En revanche, il avait entendu dire à un vieux membre de son club, vieillard du meilleur monde et fort pieux, que « ce Tikhon était presque fou, tout au moins un être nul et, sans doute aucun, un ivrogne ». J’ajouterai, en devançant les événements, que cette dernière allégation était simplement absurde. En réalité, l’évêque avait des rhumatismes et parfois des crampes nerveuses dans les jambes. Stavroguine avait appris encore que l’évêque en retraite n’avait pas su, soit par faiblesse de caractère, soit par une distraction incompatible avec sa dignité, inspirer aux habitants du couvent le respect qui lui était dû. On assurait que le père archimandrite, austère et rigoureux dans l’accomplissement de ses fonctions de supérieur du couvent, connu, au surplus, par sa science, nourrissait même envers le père Tikhon une sorte d’hostilité, lui faisait grief (indirectement, sans doute) de sa vie déréglée et l’accusait presque d’hérésie. Quant à la confrérie du couvent, elle traitait le saint homme malade avec une certaine familiarité.

Les deux pièces dont se composait le logement de Tikhon étaient assez étrangement meublées. Parmi de vieux meubles au cuir usé, on apercevait trois ou quatre objets élégants : un riche fauteuil de repos, un grand bureau finement ouvragé, une très jolie bibliothèque, des guéridons, des étagères que l’évêque avait reçus en offrande. À côté d’un riche tapis de Boukhara, étaient posées des nattes de tille tressée. Parmi des gravures aux sujets mondains ou mythologiques, se dressait dans le coin une grande vitrine à images saintes, étincelantes d’or et d’argent, dont une antique icône contenant des reliques. D’après les on-dit, la bibliothèque n’était pas moins d’une composition disparate : à côté des œuvres des grands saints et des martyrs chrétiens, étaient rangés « des livres de théâtre et des romans, peut-être pis encore ».

Après les premières civilités échangées avec gêne et hâte sans raison plausible, Tikhon conduisit son hôte dans le cabinet de travail, le fit asseoir sur le divan, devant une table, et prit lui-même place dans un fauteuil en osier. Nicolas Vsévolodovitch, tout émotionné, continuait à se montrer fort distrait. Il donnait l’impression d’un homme résolu à accomplir un acte extraordinaire, inéluctable, et qui en même temps lui semblait inexécutable. Il examina pendant un long moment le cabinet de travail, visiblement sans rien apercevoir ; il songeait et certainement sans savoir à quoi. Il fut réveillé par le silence et il lui parut soudain que Tikhon baissait les yeux pudiquement et esquissait même un sourire déplacé.

Il éprouva aussitôt du dégoût et se révolta. Il voulut se lever, partir, d’autant plus qu’il crut Tikhon pris de boisson. Mais, soudain, l’autre leva les yeux et le fixa d’un regard si ferme, si chargé de pensées, d’une expression si inattendue et énigmatique, qu’il en fut saisi. Il lui sembla que Tikhon avait déjà deviné dans quel but il était venu (bien que nul au monde ne pouvait le savoir), et s’il n’en parlait pas le premier, c’était parce qu’il le ménageait, craignait de l’humilier.

— Vous me connaissez ? demanda brusquement Stavroguine, Me suis-je présenté à vous en rentrant ? Je suis fort distrait...
— Vous ne vous êtes pas présenté, mais j’avais eu le plaisir de vous rencontrer une fois, il y a quatre ans environ, ici, au monastère... par hasard.
Tikhon parlait lentement, d’une voix égale et douce, en prononçant distinctement les mots.
— J’étais venu il y a quatre ans dans ce monastère ? demanda d’un ton désobligeant Nicolas Vsévolodovitch ; j’étais venu ici tout petit, quand vous n’y étiez pas du tout...
— Peut-être avez-vous oublié, fit Tikhon sans trop appuyer.
— Non, je ne l’ai pas oublié, et ce serait vraiment ridicule si je ne m’en souvenais pas, insista outre mesure Stavroguine. Peut-être avez-vous simplement entendu parler de moi, vous vous en êtes fait une certaine idée et il vous a semblé que vous m’aviez vu.

Tikhon ne répondit pas. À ce moment, Stavroguine s’aperçut que des tics contractaient par moment son visage, témoignant d’un ancien affaiblissement nerveux.
— Je m’aperçois que vous êtes un peu souffrant aujourd’hui, il vaudrait mieux que je m’en aille.
Il se leva même de sa place.
— En effet, je sens depuis hier de fortes douleurs dans les jambes et j’ai mal dormi cette nuit...
Tikhon n’acheva pas. Son hôte retomba soudain dans sa vague songerie de tout à l’heure. Le silence dura ainsi assez longtemps, deux bonnes minutes.
— Vous m’examinez ? demanda soudain Stavroguine soupçonneux.
— Je vous regardais et me remémorais les traits du visage de votre mère. Avec une dissemblance extérieure, il y a entre vous une grande ressemblance intérieure, spirituelle.

— Aucune ressemblance, surtout spirituelle ! Aucune, absolument ! s’écria le visiteur avec inquiétude et insistance, sans savoir pourquoi. Vous le dites... par pitié pour mon état... Des sornettes, ajouta-t-il avec brusquerie. Au fait, est-ce que ma mère vient vous voir ?
— Oui.
— Je ne le savais pas ; elle ne m’en a jamais parlé... Souvent ?
— Chaque mois presque, plus souvent parfois.
— Jamais je n’en ai entendu parler, jamais... Et vous, vous l’avez sans doute entendu parler de moi comme d’un fou ?
— Non, pas comme d’un fou, à vrai dire. Mais d’autres personnes m’ont fait allusion à cela.
— Vous avez donc une excellente mémoire si vous pouvez vous rappeler de pareilles vétilles... Et du soufflet que j’ai reçu avez-vous entendu parler ?
— Oui, quelque chose.
— C’est-à-dire, tout. Vous avez beaucoup de temps du reste. Et du duel ?
— Du duel aussi.

— Vous apprenez ici bien des choses. Voilà où les journaux sont superflus ! Et Schatov, vous a-t-il entretenu de moi ?
— Non. Mais je connais parfaitement M. Schatov, bien que je ne l’ai pas vu depuis longtemps.
— Hum... Qu’est-ce donc cette carte, là-bas ? Tiens, la carte de la dernière guerre. Quel besoin en avez-vous, vous ?
— Je consulte la carte pour éclairer le texte... Très intéressante description.
— Montrez... Oui, c’est assez bien décrit. Étrange lecture tout de même pour vous.

Il attira le livre et y jeta un regard. C’était une narration volumineuse fort bien faite des événements de la dernière guerre, au point de vue littéraire plutôt que militaire.
Après avoir rapidement feuilleté le livre, il le repoussa d’un geste impatient.
— Je ne sais décidément pas pourquoi je suis venu ici ! prononça-t-il avec dégoût en regardant droit dans les yeux de Tikhon, comme s’il en attendait la réponse.
— Vous semblez souffrant aussi.
— Oui, un peu.

Et il se mit aussitôt à raconter en courtes phrases brusquées qu’il était en proie, la nuit surtout, à des sortes d’hallucinations, qu’il voyait ou sentait parfois auprès de lui un être méchant, railleur et « raisonnant », qui est « en plusieurs personnes et en divers caractères, tout en étant une seule et même personne et qui m’enrage toujours... ».

Ces confidences saugrenues semblaient réellement venir d’un fou. Cependant, Nicolas Vsévolodovitch parlait avec une telle singulière franchise, avec une naïveté si contraire à sa nature qu’on eût dit qu’il était devenu un tout autre homme. Il n’eut aucune honte de manifester la crainte du spectre qui lui apparaissait. Mais cela ne dura qu’un instant et disparut aussi soudainement que cela était venu.


— Des bêtises, s’écria-t-il avec dépit comme s’il reprenait ses sens. J’irai voir le médecin.
— Allez le voir sans faute, fit Tikhon.
— Vous parlez avec une telle assurance... Avez-vous déjà rencontré des hommes comme moi, ayant eu de pareilles visions ?


— J’en ai rencontré, mais fort rarement. Je ne me souviens que d’un seul cas semblable au vôtre. Il s’agissait d’un officier qui venait de perdre son épouse, irremplaçable compagne de sa vie. De l’autre malade, j’ai seulement entendu parler. Tous les deux se sont soignés et ont été guéris à l’étranger... Mais vous, en êtes-vous depuis longtemps tourmenté ?
— Depuis une année environ... Mais c’est sans importance. J’irai voir le docteur... En somme, des bêtises... d’énormes bêtises... C’est moi-même qui suis sous divers aspects, voilà tout. Puisque je viens d’ajouter cette... phrase, vous allez certainement croire que je suis toujours dans le doute et ne suis pas certain que moi c’est moi et non pas réellement un diable.

Tikhon le considéra d’un air interrogateur.
— Alors... vous le voyez vraiment ? demanda-t-il. Je veux dire, en écartant le moindre doute que votre hallucination soit maladive, vous voyez réellement quelque image ?
— C’est assez étrange de vous voir insister quand je vous ai dit que je la vois.
Stavroguine s’irrita à nouveau et son humeur croissait à chaque mot. Il reprit :
— Mais naturellement je le vois, comme je vous vois, vous...

Parfois je le vois sans être certain de le voir, bien que je sache que c’est la réalité...

c’est moi ou c’est lui...

Bref, des bêtises. Mais pourquoi ne supposeriez-vous pas que ce soit

un diable en chair et en os?

Ce serait plus conforme à votre profession, ajouta-t-il, en passant brusquement au ton railleur.


— Il me semble plutôt que c’est maladif... Toutefois...
— Quoi, toutefois ?

— Les démons existent certainement, mais on peut le comprendre de diverses façons.

— Vous venez encore de baisser les yeux, parce que vous aviez honte pour moi de ce que

je crois au diable

et que, sous prétexte de ne pas y croire, je vous pose l’insidieuse question :

existe-t-il ou n’existe-t-il pas ?

fit Stavroguine irrité et railleur.

Tikhon esquissa un vague sourire. L’autre reprit :

— Et puis, il ne vous sied nullement de baisser les yeux : c’est maniéré, ridicule et peu naturel... Pour compenser ma façon grossière de vous parler, je vous dirai très sérieusement et avec impudence :

«Je crois au diable, je crois canoniquement au diable incarné,

et non pas en allégorie, et je n’ai aucun besoin d’interroger quiconque à ce sujet, voilà tout. Vous devez en ressentir une grande joie, n’est-ce pas ?...


Il eut un rire nerveux. Tikhon le regarda curieusement de ses yeux doux et timides.
— Croyez-vous en Dieu ? demanda brusquement Stavroguine.
— Je crois.
— Il est dit, n’est-ce pas, que lorsque l’on croit et que l’on ordonne à la montagne de marcher, elle marchera... Encore des bêtises !... Mais tout de même, je suis curieux de savoir : pourriez-vous déplacer la montagne ou non ?
— Si Dieu l’ordonnait, je la déplacerais, fit Tikhon d’un ton réservé et abaissant lentement les yeux.
— Il ne s’agit pas de la déplacer avec l’aide de Dieu. Non, vous, vous-même, en guise de récompense de votre foi en Dieu ?
— Peut-être bien que je la déplacerais.
— Peut-être ? Ce n’est pas mal... Mais pourquoi doutez-vous ?
— Je n’ai pas la foi absolue.
— Comment, pas absolue ?
— Oui... peut-être n’est-elle pas parfaite.


— Vous croyez du moins qu’avec l’aide de Dieu vous la déplaceriez. C’est bien assez. C’est tout de même davantage que le « très peu » d’un autre saint homme, archevêque aussi, qui l’a prononcé, sous la menace du sabre, il est vrai... Vous êtes chrétien, certainement ?
— De ta croix, ô Seigneur, que je n’aie pas honte ! murmura Tikhon dans un souffle passionné et en inclinant sa tête plus bas. Les commissures de ses lèvres frissonnèrent nerveusement.

— Et peut-on croire au diable sans avoir une foi absolue en Dieu ?

 demanda Stavroguine avec un ricanement.


— Oh, certes, on le peut ; cela arrive bien souvent, répondit Tikhon en levant les yeux et en souriant.
— Et je suis certain que vous trouverez une pareille croyance quand même plus honnête que l’incroyance totale... Oh, le pope ! fit Stavroguine en s’esclaffant.
Tikhon lui répondit derechef par un sourire et ajouta avec enjouement :
— Au contraire, l’athéisme absolu est plus honnête que l’indifférence mondaine.
— Mâtin ! Voilà comme vous êtes !
— Un athéisme complet occupe l’avant-dernier échelon du point culminant de la foi parfaite. (Le franchira-t-il ou non ? c’est une autre question.) Tandis que l’indifférent n’a aucune foi, sinon la mauvaise crainte, et encore s’il est un homme sensible.

— Mais... Avez-vous lu l’Apocalypse ?
— Je l’ai lu.
— Souvenez-vous... : « Écris à l’Ange de 1’église de Laodicée ? »
— Je m’en souviens, ce sont de belles paroles.
— De belles ? singulière expression pour un évêque ; en général, vous êtes un original... Où est ce livre ? demanda avec une étrange précipitation Stavroguine en cherchant des yeux sur la table. Je voudrais vous lire l’endroit. Vous avez une traduction russe ?
— Je connais le passage, je m’en souviens très bien, fit Tikhon.
— Vous le savez par cœur ?... Dites.

Stavroguine baissa les yeux, appuya les deux paumes de ses mains contre ses genoux en manifestant de l’impatience, Tikhon récita sans omettre un seul mot :

« Et écris à l’Ange de l’église de Laodicée : Ceci annonce Amen, le témoin fidèle et véritable, le principe de la création de Dieu... Je sais quelles sont tes œuvres ; tu n’es ni froid ni chaud. Oh ! si tu étais froid ou chaud ! Mais parce que tu es tiède, que tu n’es ni chaud ni froid, je te vomirai de ma bouche. Car tu dis : Je suis riche, je suis comblé de biens et rien ne me manque ; et tu ne sais pas que tu es lamentable, et pauvre, et misérable, et aveugle, et nu... »


— Assez ! interrompit Stavroguine. C’est dit pour ceux qui sont du juste milieu, pour les indifférents, n’est-ce pas ?... Savez-vous, je vous aime beaucoup.
— Et moi, vous, répliqua Tikhon à mi-voix.
Stavroguine se tut et s’absorba de nouveau dans ses pensées. Cela lui arriva pour la troisième fois, comme pris par des crises. De même, à Tikhon, il avait dit : « Je vous aime », dans une crise, du moins d’une façon inattendue pour lui-même.
Une bonne minute s’écoula.
— Ne te fâche pas, murmura Tikhon en touchant timidement du doigt le coude de Stavroguine.
L’autre tressaillit et fronça les sourcils avec irritation.
— Comment avez-vous deviné que j’étais fâché ? demanda-t-il brusquement.
Tikhon voulut répondre, mais l’autre poursuivit avec une inquiétude irraisonnée :


— Pourquoi avez-vous supposé que je devais absolument m’irriter ? Oui, j’étais furieux, vous avez raison, et précisément parce que j’ai dit : « Je vous aime. » Vous avez raison, mais vous êtes un cynique. Vous avez une opinion trop basse de la nature humaine. J’aurais pu ne pas avoir de colère si j’étais un autre homme... Du reste, il ne s’agit pas de l’homme, mais de moi. Et vous êtes quand même un original, un malade.
Il s’irritait de plus en plus, et, fait étrange, ne se gênait plus dans l’emploi de ses termes.


— Écoutez, je n’aime pas les espions et les psychologues, du moins ceux qui cherchent à s’insinuer dans mon âme. Je ne convie personne à y pénétrer, je n’ai besoin de personne, je sais me conduire tout seul. Vous pensez peut-être que je vous crains ? demanda-t-il en élevant la voix et en redressant la tête d’un air de défi. Vous êtes parfaitement certain que je suis venu vous révéler un terrible secret et vous l’attendez avec toute la curiosité de moine dont vous êtes capable. Sachez donc que je ne vous révélerai rien, aucun secret, parce que je n’ai nullement besoin de vous.

Tikhon le considéra d’un regard ferme et dit :
— Vous vous êtes étonné du fait que l’Agneau préfère les froids aux tièdes, et vous ne voulez pas être seulement tiède. Je pressens que vous avez quelque intention extraordinaire, terrible peut-être. S’il en est ainsi, je vous en conjure, ne vous torturez pas et dites tout ce que vous étiez venu dire.
— Et vous étiez sûr que j’étais venu vous révéler quelque chose ?
— Je... Je l’avais deviné à votre visage, murmura Tikhon en baissant les yeux.
Stavroguine pâlit légèrement, ses mains frissonnèrent. Durant quelques secondes, il fixa de son regard Tikhon en silence, comme s’il prenait une décision. Il retira enfin de la poche intérieure de sa redingote des feuillets imprimés et les posa sur la table.


— Voici des feuillets qui sont destinés à être répandus, dit-il d’une voix entrecoupée. Si ces feuillets sont lus par un seul homme, je n’aurais plus à les tenir secrets et tout le monde pourrait les lire. C’est décidé ainsi. Je n’ai nullement besoin de vous, car j’ai tout décidé... Mais lisez... Ne me dites rien pendant la lecture ; quand vous les aurez finis, vous me direz tout...


— Faut-il lire vraiment ? demanda Tikhon hésitant.
— Lisez. Je me suis décidé depuis longtemps.
— Je ne pourrai pas lire sans mes lunettes, les caractères sont trop petits. Cela a dû être imprimé à l’étranger...
— Voici vos lunettes, fit Stavroguine en lui tendant les lunettes qu’il avait trouvées sur la table, et il se rejeta pour s’appuyer sur le dossier du divan.
Tikhon se plongea dans la lecture.

II

L’impression des feuillets dénotait en effet une origine étrangère ; il y en avait cinq feuillets de papier à lettre sous forme de brochure. Celle-ci a dû être confectionnée en secret, dans une imprimerie russe, à l’étranger, car les feuillets ressemblaient à une proclamation.

Le titre portait : « De la part de Stavroguine. »

Je reproduis textuellement ce document dans ma narration. Je me suis permis cependant de corriger les fautes d’orthographe, assez nombreuses à ma surprise, car l’auteur était tout de même un homme cultivé et même nourri de lectures. Mais je n’ai rien touché au style, malgré ses incorrections, voire ses obscurités. Il est évident, en tout cas, que l’auteur n’est pas un écrivain.

Je me permettrai encore une remarque, bien que je devance le récit. Ce document est le produit, à mon sens, d’un auteur en état de crise,

son œuvre est celle du diable qui le possédait.

Le sentiment qui a poussé à écrire ce document est exactement celui qu’éprouve un malade souffrant d’un mal aigu et s’agitant dans son lit pour trouver une position qui lui apporterait un allégement, tout au moins momentané, ou sinon un allégement, un changement de douleur. Dès lors, il ne songe certes pas à la beauté ou à l’efficacité de la position prise.

La pensée dominante de ce document est dans le besoin effrayant de châtiment, de crucification, de supplice public.

D’autre part, tout le document est en même temps l’œuvre d’un révolté, d’un désespéré, bien qu’il semble que cela avait été écrit dans un autre but. L’auteur déclare qu’il « n’a pu ne pas l’écrire », qu’il y avait été « contraint », et cela paraît plausible.

Il aurait bien voulu écarter de lui ce calice, mais il y était tenu, réellement tenu, et il avait saisi l’occasion

d’une nouvelle frénésie, d’une révolte.

Oui, le malade s’agite dans son lit et essaye de

remplacer une souffrance par une autre souffrance ;

de là sa lutte contre la société,

lutte qui lui assurera une position plus supportable et

il lance le défi à la société.

Le fait même de la rédaction d’un pareil document

est un défi inattendu et impardonnable à la société.

On y décèle la soif de provoquer n’importe quel adversaire.


Il est permis de supposer aussi que ces feuillets, destinés à la publicité, ne sont après tout qu’un nouveau coup de dent à l’oreille du gouverneur[21], mais manifesté sous une autre forme. Pourquoi cet incident m’est-il venu à l’esprit, alors que bien des faits sont déjà éclaircis, je ne saurais le dire. Je n’affirme cependant pas que le document soit faux, autrement dit inventé de toute pièce. Sans doute, faut-il chercher la vérité entre les deux extrêmes...

Au reste, j’ai trop devancé les événements et le plus sûr est de revenir au document même. Voici ce que lut Tikhon :
« De la part de Stavroguine.
« Moi, Nicolas Stavroguine, officier en retraite, j’ai vécu à Saint-Pétersbourg en 186...,

en me livrant à la débauche à laquelle je n’ai trouvé aucun plaisir.

Pendant un certain temps, j’y possédais trois logements.

« J’avais ma résidence régulière dans une maison meublée où habitait alors aussi Maria Lebiadkina, devenue par la suite ma femme légitime.
« J’avais loué les autres logements pour mes intrigues : dans l’un d’eux, je recevais une dame qui m’aimait ; dans l’autre, sa femme de chambre. Pendant un certain temps, j’étais hanté par l’envie de faire rencontrer chez moi la dame et la fille. Connaissant leurs caractères, j’attendais de cette sotte plaisanterie quelque amusement.

« Pour préparer cette rencontre, je venais plus souvent dans mon logement, situé dans une grande maison de la rue Gorokhovaïa, que fréquentait la femme de chambre. J’y occupais une chambre, au quatrième étage, chez de petits bourgeois de Pétersbourg. Mes logeurs occupaient une pièce voisine, si étroite qu’ils devaient laisser la porte ouverte entre la mienne et la leur. Le mari, à longue barbe et à longue lévite, était employé dans un bureau et, partant le matin, ne rentrait qu’à la nuit. La femme, âgée d’une quarantaine d’années, coupait des vieux habits pour les retaper à neuf et s’absentait souvent pour aller livrer son travail. Je demeurais seul avec leur fillette, tout enfant d’aspect. On la nommait Matriocha. Sa mère l’aimait, mais la battait souvent et criait sur elle pour un rien, suivant l’habitude de ces femmes. La fillette me servait et faisait mon ménage.

« Je déclare avoir oublié le numéro de la maison. À l’heure actuelle, après m’être renseigné, je sais seulement que cette vieille bâtisse a été démolie et qu’à son emplacement, ainsi qu’à celui de deux autres vieilles maisons, s’élève une très grande maison neuve. J’ai oublié de même le nom de ces petits bourgeois ; peut-être ne l’ai-je jamais su. Je me souviens, toutefois, que la femme s’appelait Stepanida ; je ne me souviens pas du nom du mari ni de ce que tous les deux sont devenus. Je suppose qu’en cherchant et en se renseignant auprès de la police de la capitale, on pourrait retrouver leurs traces.

« Le logement donnait sur la cour.
« Les faits que je vais conter se passèrent au mois de juin. Un jour, disparut de ma table un canif dont je ne me servais jamais ; il y traînait comme cela. Je parlai de cette disparition à la logeuse sans penser qu’elle va fustiger sa fille. Elle venait de crier déjà à cause de la disparition d’un chiffon qu’elle accusait l’enfant d’avoir chipé pour sa poupée. Quand ce chiffon fut plus tard retrouvé sous la nappe, la petite ne proféra pas un mot de reproche pour sa punition injuste et ne fit que regarder en silence. Je remarquai qu’elle le faisait exprès, et c’est alors que, pour la première fois, j’examinai son visage ; jusqu’alors elle n’avait pas attiré mon attention. Elle était blondasse, le visage couvert de taches de rousseur, un visage ordinaire, mais d’une expression toute enfantine et extraordinairement doux.

« La mère était mécontente de voir sa fille ne pas lui reprocher l’injuste punition, et voici que l’incident du canif excita sa mauvaise humeur. La femme était exaspérée d’avoir puni sans raison son enfant. Elle arracha quelques brins de son balai et fustigea la fillette jusqu’à marquer sa peau de traces sanguinolentes, et cela en ma présence, bien que la fillette était déjà dans sa douzième année. Matriocha ne cria pas sous les verges, sans doute parce que j’assistais à la correction, mais elle hoqueta étrangement à chaque coup et continua à hoqueter pendant une heure après.

« Cependant, il s’était d’abord passé ceci : au moment même où la logeuse se précipitait sur le balai pour en tirer des verges, je retrouvai le canif sur mon lit où il était sans doute tombé de la table.

La pensée me vint aussitôt de n’en rien dire afin que la fillette soit fustigée.

Je m’y décidai subitement ; dans de pareils instants, la respiration me manque... Mais je suis résolu de tout conter avec netteté, afin qu’il n’en reste rien de caché.

« Toute situation extrêmement honteuse,

infiniment humiliante et vile,

mais surtout ridicule dans laquelle il m’était arrivé de me trouver,

excitait en moi une grande colère et une jouissance indicible

en même temps. Il en était de même aux instants de mes crimes et des dangers. Si j’avais quelque chose volé,

j’aurais ressenti au moment du vol de l’ivresse devant la profondeur de mon infamie.

Ce que j’y prisais, ce n’est point l’acte infamant, mais le plaisir extrême

que me donnait la conscience cuisante de ma bassesse. Il en était ainsi toutes les fois quand, me trouvant sur le terrain d’une rencontre, j’attendais le coup de mon adversaire : j’éprouvais la même sensation. J’avoue l’avoir souvent expressément recherchée parce qu’elle agit le plus fortement sur moi. Quand je recevais une gifle (et j’en ai reçue à deux reprises dans mon existence), j’éprouvais encore cette sensation, malgré toute mon indignation. Mais lorsqu’on parvient à retenir sa colère, la jouissance dépasse toutes les délices imaginables.

« Je n’en ai jamais parlé à personne, je me suis même gardé de la moindre allusion à cette honte, et je l’ai cachée comme une abjection. Quand on m’a frappé et traîné par les cheveux dans un cabaret de Pétersbourg, je n’ai pas éprouvé ce sentiment de honte, mais seulement une grande colère, bien que je ne fusse pas ivre. Si, par contre, ce vicomte français qui, à l’étranger, m’avait giflé et à qui j’ai fracassé, en duel, la mâchoire inférieure, m’avait saisi par les cheveux et rabaissé ma tête, j’aurais sans doute éprouvé une jouissance enivrante et non de la colère.

« Tout ceci est dit pour faire savoir à tous que jamais cette sensation ne me possédait entièrement et que je gardais toujours ma pleine conscience.

Si j’avais voulu, j’aurais pu maîtriser cette sensation, même à son point culminant, mais je n’en ai jamais eu l’envie.

Je suis convaincu que j’aurais été capable de vivre toute ma vie en chaste moine, malgré

la volupté bestiale dont je suis doué et que j’ai toujours excitée en moi.

 Je tiens donc à déclarer que je n’ai nulle intention de justifier mes crimes, ni par l’influence du milieu, ni par une irresponsabilité de malade.

« Lorsque la correction de la fillette fut terminée, je mis le canif dans la poche de mon gilet, sortis sans rien dire de la maison et allai le jeter loin dans la rue, afin que personne ne sût que je l’avais retrouvé.

« Je sentis aussitôt que je venais de commettre une vilenie, et j’éprouvai cependant un certain plaisir, parce qu’un sentiment indéfinissable me brûla comme d’un fer rouge, et le fait m’intéressa.

J’ai attendu ensuite deux jours. Après avoir pleuré, la fillette est devenue plus silencieuse encore. Je suis convaincu qu’elle n’avait aucun ressentiment contre moi, mais éprouvait de la honte d’avoir été punie de cette façon en ma présence. Cependant, en enfant soumise, elle s’en voulait de cette honte, à elle seule. Je le note parce que cela importe pour la suite du récit.

« J’ai passé ces deux ou trois jours dans ma résidence principale. Une quantité de gens logeait dans cette maison meublée : fonctionnaires sans place ou occupant de petits emplois, médecins sans clientèle, toutes sortes de Polonais qui s’empressaient autour de moi. Je vivais dans cette Sodome en solitaire, c’est-à-dire isolé en mon esprit, mais entouré toute la journée d’une bande de « camarades » très dévoués et m’adorant presque par amour de ma bourse. Je crois bien que nous avons commis maintes canailleries, au point que les autres locataires nous craignaient, c’est-à-dire nous montraient de la déférence, malgré nos fredaines, fort osées parfois. Encore un coup, je n’étais même pas loin d’envisager l’agrément de ma déportation en Sibérie.

Je m’ennuyais à tel point que j’aurais pu me pendre ;

et si je ne me suis pas pendu, c’est que j’attendais toujours quelque chose venir, comme je l’attendais durant toute ma vie.

« Je me souviens de m’être sérieusement occupé alors de théologie. Cela dura pendant un certain temps, puis l’ennui me reprit, plus fortement encore.

« Quant à mes sentiments civiques, ils se résolvaient en

envie de placer de la poudre aux quatre coins de l’univers et de faire tout sauter,

si toutefois la chose en valait la peine. Ce ne fut point par une méchanceté particulière, mais

tout simplement par ennui.

Je ne suis nullement socialiste. Je crois que ce fut une maladie. Le docteur Dobrolioubov, qui logeait dans nos chambres meublées avec sa famille, à ma plaisante question s’il existait quelque ingrédient pouvant exciter les vertus civiques, me répondit un jour : « Pour exciter les vertus civiques, il n’en existe peut-être pas ; mais on pourrait en trouver pour exciter à un crime.

 » Il fut très content de son calembour, bien qu’il fût excessivement pauvre et chargé d’une femme enceinte et de deux fillettes affamées. Il est vrai de dire que si les hommes n’étaient pas exagérément contents d’eux, personne ne serait capable de vivre.

« C’est encore pendant ces deux ou trois jours (que j’ai laissé passer pour donner le temps à la fillette de se calmer) que j’ai commis aussi un vol, sans doute pour me distraire de l’idée qui me hantait, ou simplement pour m’amuser. Ce fut l’unique vol de ma vie.

« Deux de nos chambres meublées étaient occupées par un fonctionnaire et sa famille ; c’était un homme d’une quarantaine d’années, pas très bête et d’aspect convenable, mais pauvre. Nous n’étions pas en relations suivies et il redoutait les acolytes qui m’entouraient.

« Il venait de toucher son traitement de vingt-cinq roubles. J’avais réellement besoin de l’argent à ce moment (bien que je dusse en recevoir trois jours après par la poste), de sorte qu’on pourrait croire que j’ai volé par nécessité et non pour faire une nique. Ce fut accompli avec effronterie et pour ainsi dire ouvertement : j’entrai dans la chambre du fonctionnaire au moment où il dînait avec sa femme et ses enfants dans l’autre pièce. Auprès de la porte d’entrée était posée sur une chaise la redingote uniforme du fonctionnaire. Cette pensée me vint soudain à l’esprit quand je passais dans le corridor. Je plongeai ma main dans la poche intérieure de la redingote et en retirai le portefeuille. Mais le fonctionnaire entendit le léger bruit que j’avais produit et passa la tête par la porte de la pièce voisine. Il me sembla même qu’il avait aperçu mon geste, mais pas entièrement, et ne put certes croire à ses propres yeux. J’expliquai que, en passant devant sa porte ouverte, j’étais entré pour voir l’heure sur sa pendule. « Elle ne marche pas », fit-il, et s’en retourna.

« J’étais alors en veine de boire et je régalais toute ma bande, y compris Lebiadkine. Je jetai le portefeuille dans la rue et je gardai les billets de banque. Il y avait trois billets rouges de dix roubles et deux jaunes d’un rouble, trente-deux roubles en tout. Je changeai aussitôt l’un des rouges et envoyai chercher du Champagne, puis donnai le deuxième rouge, puis le troisième.
« Environ quatre heures après, vers le soir, le fonctionnaire, m’apercevant dans le corridor, s’approcha de moi.
« — Vous étiez entré, Nicolas Vsévolodovitch, dans ma chambre il y a quelques heures ; n’avez-vous pas fait tomber par mégarde mon uniforme de la chaise... posée près de la porte ?

« — Non, je ne m’en souviens pas. Il y avait un uniforme ?
« — Oui.
« — Par terre ?
« — D’abord sur la chaise, puis par terre.
« — Alors vous l’avez relevé ?
« — Je l’ai relevé.
« — Eh bien, que vous faut-il encore ?
« — Mais... s’il en est ainsi, c’est tout.
« Il n’osa pas achever sa pensée et ne dit même rien à personne, tellement ces gens se montrent parfois timides. Au reste, tous mes colocataires me redoutaient beaucoup et me respectaient. Je pris plaisir par la suite de le fixer dans les yeux, puis cela ne m’intéressa plus.
« Trois jours après, je retournai à la Gorokhovaïa. La mère se préparait à sortir avec un lourd paquet ; l’homme, naturellement, n’était pas à la maison et je restai seul avec Matriocha.

« Les fenêtres donnant sur la cour étaient grandes ouvertes. La maison était remplie d’artisans et, durant la journée, de tous les étages, montait le bruit des marteaux et des chansons. Une heure s’était passée. Matriocha, assise sur un petit banc, dans sa chambrette, me tournait le dos et était occupée à quelque couture. Soudain, elle se mit à chantonner à mi-voix ; cela lui arrivait parfois. Je tirai ma montre : il était deux heures. Je sentis mon cœur battre violemment. Je me levai et commençai à m’approcher d’elle...

« L’appui des fenêtres était garni de quantité de pots de géraniums et le soleil brillait avec éclat. Je m’assis auprès d’elle, sur le parquet. Elle tressaillit, s’effraya et se dressa. Je pris sa main et la baisai, la forçai de se rasseoir et me mis à la regarder dans les yeux. Le fait que je lui eusse baisé la main la fit d’abord rire comme une enfant, mais pour une seconde seulement ; car elle se releva d’un bond et, cette fois, saisie d’une telle frayeur que son visage se convulsa. Elle me regarda avec des yeux fixes, pleins d’épouvante, et ses lèvres se contractèrent dans une envie de pleurer ; elle ne cria pas cependant.


« Je baisai de nouveau sa main et la pris sur mes genoux ; alors elle se recula, puis sourit comme de honte, mais d’un sourire forcé. Tout son visage s’empourpra de honte. Je lui murmurai je ne sais plus quoi et je riai. Soudain, une chose étrange se passa, une chose qui m’a étonné extrêmement et que je n’oublierai jamais : la fillette entoura mon cou de ses bras et se mit à son tour à m’embrasser avec ardeur. Son visage exprimait une véritable extase. Je me levai tout indigné, tellement le fait m’impressionna désagréablement chez un aussi petit être, et soudain je ressentis de la pitié... »

À cet endroit, le feuillet se terminait par une phrase inachevée. Alors se produisit un incident que je ne puis passer sous silence.
Il y avait en tout cinq feuillets ; l’un que tenait Tikhon et dont il venait d’achever la lecture ; les quatre feuillets étaient restés entre les mains de Stavroguine. Répondant au regard interrogateur de Tikhon, l’autre lui tendit rapidement la suite.
— Mais il y manque..., fit Tikhon en examinant les feuillets et ajouta aussitôt : Ah, oui, c’est le troisième feuillet, il me faut le deuxième.
— Oui, c’est le troisième... Quant au deuxième, il est pour l’instant retenu par la censure, répondit vivement Stavroguine avec un sourire gêné.
Il était demeuré assis dans le coin du divan et suivait fiévreusement les effets de la lecture sur le visage de Tikhon.
— Vous l’aurez plus tard, quand vous le mériterez, ajouta Stavroguine avec un geste de familiarité factice.

Il riait, mais faisait pitié à voir.
— Que ce soit le deuxième ou le troisième, c’est tout un, désormais, fit Tikhon.
— Comment tout un ? Pourquoi ? s’emporta soudain Stavroguine. Ce n’est pas du tout un. Ah, oui ! il vous convient, en moine que vous êtes, de soupçonner aussitôt la chose la plus odieuse. Un moine serait le meilleur des juges d’instruction !
Tikhon l’examina en silence.
— Tranquillisez-vous... Ce n’est pas ma faute si la fillette était stupide et avait mal compris... Il n’y eut rien... Absolument rien...

— Alors, que Dieu soit loué, dit Tikhon en se signant.
— C’est long à expliquer... Il y eut là..., simplement, un malentendu psychologique..., murmura Nicolas Vsévolodovitch.
Il rougit soudain. Un sentiment de dégoût, d’accablement, de désespoir se peignit sur son visage. Il se tut, et tous deux gardèrent le silence, sans se regarder, pendant plus d’une minute.
— Savez-vous, il vaut mieux que vous continuiez votre lecture, dit Stavroguine en essuyant de ses doigts la froide sueur qui perlait sur son front. Puis... il vaudrait mieux que vous ne me regardiez pas du tout... Il me semble que je rêve... Et... ne me faites pas perdre toute patience, ajouta-t-il dans un souffle.

Tikhon détourna vivement les yeux, saisit le troisième feuillet et, cette fois, lut jusqu’au bout, sans s’arrêter un instant. Dans les trois feuillets que l’autre lui avait tendus, il n’y avait plus de lacune, sauf le fait que le troisième feuillet commençait par un bout de phrase.
«...Ce fut pour moi un moment de véritable frayeur, bien que peu intense encore. J’étais très joyeux ce matin-là, très bon pour tout le monde et toute la bande était contente de moi. Mais je les quittai tous et me rendis à la Gorokhovaïa.
« Je la rencontrai en bas, dans le vestibule. Elle revenait de chez l’épicier où elle était allée chercher de la chicorée ; en m’apercevant, elle s’élança toute effrayée dans l’escalier. Ce n’était même pas de la frayeur, mais une terreur muette.

« Au moment où je rentrai, la mère avait eu le temps de la gifler pour être accourue « tête baissée ». Rien ne transpira donc pour l’instant. Matriocha s’était cachée quelque part et ne se montra pas de tout le temps que j’y étais resté. Une heure après je partis.
« Mais, vers le soir, je ressentis de nouveau la peur et avec bien plus de force. Ce qui me tourmentait surtout, c’était le fait d’avoir peur et d’en avoir conscience. Rien n’est plus horrible ni plus stupide. Jamais avant ni après, je n’avais ressenti une pareille peur. Cette fois, je tremblais à la lettre, et j’avais conscience de mon humilité.

« Si j’avais pu, je me serais tué ; mais je me sentais indigne de la mort. Il est vrai qu’on se tue par peur, et on reste en vie par peur. Et puis, le soir, demeuré tout seul dans ma chambre, j’ai éprouvé pour elle une telle haine que j’ai résolu de la tuer. C’est dans cette intention que j’ai couru alors à la Gorokhovaïa. Je m’imaginais en route comment je vais l’assommer et me jouer d’elle. La haine était surtout excitée par la vision de son sourire... Je la méprisais pour s’être jetée à mon cou, en s’imaginant je ne sais quoi...

« Mais, arrivé au canal de la Fontanka, je me sentis mal. D’ailleurs, une nouvelle pensée me traversa la tête, une pensée terrible par le fait même que j’en avais conscience. Étant retourné chez moi, je me couchai, frissonnant de fièvre et en proie à une telle frayeur que je cessais même de haïr la fillette. Je ne voulais plus la tuer et c’était la nouvelle pensée qui m’était venue sur la Fontanka. C’est alors que je remarquai, pour la première fois de ma vie, comment

la peur, atteignant son plus haut degré, chasse la haine et même tout sentiment de vengeance.

« Je me suis réveillé vers midi, relativement bien portant, surpris même de la violence des impressions que j’avais éprouvées la veille. J’ai eu honte d’avoir voulu tuer. Je ne me sentais pas moins mal disposé et, malgré ma répugnance, j’étais contraint d’aller à la Gorokhovaïa. Je me souviens d’avoir fortement senti à ce moment l’envie de me quereller furieusement avec quelqu’un. Mais, arrivé dans mon logement de la Gorokhovaïa, j’y ai trouvé la femme de chambre, cette Nina qui me fréquentait et qui m’attendait depuis une heure.

« Je n’aimais nullement cette jeune fille ; aussi l’ai-je trouvée un peu intimidée et craignant de me déplaire par sa visite. Elle venait toujours avec cette appréhension. Mais cette fois j’ai été très heureux de la rencontrer, ce qui l’a ravie. Elle était assez avenante, mais modeste et avait ce maintien que les petits bourgeois apprécient beaucoup ; ma logeuse n’en tarissait pas d’éloges devant moi. Je les ai trouvées toutes les deux devant des tasses de café, ma logeuse étant fort satisfaite de l’agréable conversation.

« Dans un coin de l’autre chambre, j’ai aperçu Matriocha ; elle était debout, regardant en dessous sa mère et la visiteuse. Quand je suis entré, elle ne s’est pas cachée comme l’autre fois ; cela m’a frappé et s’est gravé dans mon esprit. Il m’a semblé seulement qu’elle avait bien maigri et était en proie à une fièvre. Je me suis montré très cordial avec Nina, de sorte qu’elle s’en est allée toute heureuse. Nous sommes sortis ensemble.

« Durant deux jours, je n’étais pas retourné à la Gorokhovaïa. J’en avais assez de tout et je m’ennuyais horriblement. C’était au point que je décidai à en finir une bonne fois et à quitter Pétersbourg. Mais quand je me rendis à la Gorokhovaïa, pour donner congé de la chambre, je trouvai la logeuse fort chagrinée : Matriocha était malade depuis deux jours et délirait la nuit. Naturellement, je demandai aussitôt ce qu’elle disait dans son délire. Nous parlions à voix basse dans ma chambre. La mère me murmura que l’enfant disait des choses « terribles ». « J’ai tué Dieu », qu’elle dit. Je lui offris de faire venir le médecin à mes frais, mais elle refusa en ajoutant : « Avec l’aide de Dieu, cela passera ; elle ne reste pas tout le temps couchée ; tout à l’heure, elle est allée chez l’épicier. »

« J’ai résolu de revenir pour trouver Matriocha seule, car la logeuse m’avait dit qu’elle avait à faire une course vers cinq heures du soir. À vrai dire, je ne me rendais nullement compte pourquoi je voulais faire cette visite.
« Je dînai dans un traktir. À 4 heures un quart précises, je revins à la Gorokhovaïa. J’entrais toujours en ouvrant avec ma clef. Seule Matriocha s’y trouvait. Elle était couchée dans le cabinet noir, derrière un paravent, sur le lit de sa mère ; je l’avais vue passer la tête, mais je fis semblant de ne pas la remarquer. Les fenêtres étaient ouvertes.
Il faisait chaud, même très chaud. Je marchai pendant quelque temps à travers ma chambre, puis m’assis sur le divan.

« Je me souviens de tout jusqu’au dernier moment. Je ne sais trop pourquoi j’éprouvai le plaisir de ne pas parler à la fillette et de la faire languir. Je demeurai ainsi toute une heure, quand, tout à coup, elle se leva vivement et sortit de derrière le paravent. J’entendis ses deux pieds heurter le parquet, puis ses pas précipités, et elle apparut sur le seuil de ma chambre. J’étais si vil que je ressentis de la joie de la voir venir la première. Oh ! comme tout cela était lâche et comme j’étais humilié ! Elle demeurait silencieuse et me regardait. Ne l’ayant pas vue depuis plusieurs jours, je m’aperçus qu’elle avait fort maigrie. Ses yeux s’étaient agrandis et me fixaient avec une vague curiosité, me sembla-t-il tout d’abord. Je continuai à demeurer assis et à l’examiner.

« Soudain, j’éprouvai de nouveau une haine contre elle. Bientôt, je me rendis compte qu’elle n’avait aucune crainte de moi ; peut-être était-elle inconsciente. Mais voici qu’elle se mit à hocher la tête, comme le font les être naïfs et sans maintien pour reprocher à quelqu’un une mauvaise action. Puis, aussi brusquement, elle leva son petit poing et me menaça de sa place. Au premier moment, ce geste m’a paru grotesque, mais, aussitôt après, je me levai et fis quelques pas tout effrayé. Son visage exprimait un tel désespoir que j’avais peine à le voir chez un pareil petit être. Elle continua d’agiter dans ma direction son petit poing et à hocher la tête avec reproche.

« Je me mis à lui parler avec douceur et à voix basse, par lâcheté certainement, mais je m’aperçus qu’elle ne comprenait pas ; je m’effrayai davantage. Elle couvrit soudain son visage de ses mains, comme l’autre fois, s’approcha de la fenêtre et me tourna le dos. Je revins dans ma chambre et m’assis également près de la fenêtre.
« Je ne puis comprendre pourquoi je ne m’étais pas éloigné et continuais à rester, sans doute dans l’attente de quelque chose. Peut-être bien qu’après avoir demeuré quelque temps, je l’aurais tuée pour en finir d’une façon ou d’une autre. Mais j’entendis de nouveau ses pas précipités, je la vis sortir par la porte, puis s’engager dans la galerie en bois d’où partait l’escalier ; je la suivis aussitôt et j’eus le temps de la voir entrer dans un cabinet noir, sorte de poulailler, situé à côté des water-closet...

« Je me souviens que mon cœur battait violemment. Un instant après, je regardai ma montre et marquai le temps d’une façon très précise. Qu’est-ce qui me poussait à cette précision, je ne saurais le dire ; le certain est que j’avais le désir de tout bien remarquer et je me souviens bien de tout.
« Le jour tombait ; une mouche bourdonna au-dessus de ma tête et se posa sur ma figure ; je l’attrapai, la tenai quelques instants entre mes doigts et la lâchai par la fenêtre. Un chariot entra avec grand bruit dans la cour. Depuis longtemps, un tailleur chantait à plein gosier par une fenêtre située dans un coin de la cour. Il était à son travail et je le voyais parfaitement. La pensée m’est venue que, puisque personne ne m’avait rencontré lorsque j’étais passé par la porte cochère et avais monté l’escalier, il fallait éviter toute rencontre quand je descendrai. J’ai donc reculé ma chaise de la fenêtre et m’assis de façon que les habitants de la maison ne puissent m’apercevoir.

« Oh ! lâcheté ! Je pris un livre, mais le rejetai aussitôt et me mis à examiner une toute petite araignée rouge posée sur une feuille de géranium ; je m’absorbai ainsi dans une rêverie. Je me souviens de tout jusqu’au plus petit détail.

« Je tirai de nouveau ma montre : vingt minutes s’étaient passées depuis le moment où elle était sortie. Mes soupçons commençaient à prendre tournure de certitude. Alors j’ai décidé d’attendre un quart d’heure encore. Je me donnai ce délai. L’idée me vînt ensuite de m’assurer si elle n’était pas revenue sans que je l’aie remarquée. Mais un silence absolu régnait et j’aurais pu entendre le bruit d’un insecte. Soudain, mon cœur se remit à battre. Je tirai ma montre : il restait encore trois minutes ; je les laissai passer quand même, bien que mon cœur battît à me faire mal. Je me levai enfin, mis mon chapeau sur la tête, boutonnai mon pardessus et regardai autour de moi pour m’assurer de n’avoir laissé aucune trace de mon passage.

« J’ai glissé la chaise vers la fenêtre pour lui faire reprendre son ancienne place. J’ai ouvert la porte de sortie, l’ai refermée à clef et me suis dirigé vers le cabinet noir. La porte était fermée, mais non à clef ; je savais, d’ailleurs, qu’elle ne se fermait pas à clef ; mais je ne tenais pas à l’ouvrir ; je me suis hissé simplement sur la pointe des pieds et ai regardé à travers la fente du haut de la porte. Je me suis souvenu à ce moment qu’en étant assis auprès de la fenêtre et en examinant la petite araignée rouge, je songeais précisément à ce geste : me lever sur la pointe des pieds et regarder par la fente d’en haut.

« En mentionnant ici ce détail, je veux prouver avec évidence combien j’étais en possession de mes facultés mentales, que je n’étais pas fou et que je suis responsable de tout. J’ai regardé longtemps par la fente, car il y faisait sombre, mais pas complètement, Bref, j’ai vu tout ce qu’il me fallait...

« Je décidai alors de m’en aller et je descendis l’escalier. Je ne rencontrai personne et personne n’aurait pu déposer contre moi.

« Trois heures après, j’étais avec toute ma bande à boire du thé dans un restaurant et à jouer aux cartes en bras de chemise. Lebiadkine récitait des vers. J’étais fort en train : je faisais des mots d’esprit et soulevais le rire général. Personne ne buvait de l’alcool, bien qu’une bouteille de rhum était posée sur la table ; seul Lebiadkine lui fit honneur. Malov observa : « Quand Nicolas Vsévolodovitch est content et n’a pas le spleen, tous les nôtres sont gais et parlent avec esprit. » Je me l’étais gravé dans l’esprit et il s’ensuit que j’étais joyeux, content et spirituel. Mais je me souviens aussi parfaitement que je sentais mon infamie et ma lâcheté, précisément en raison de la joie que j’éprouvais de me sentir libéré, et je savais que je n’aurais plus jamais de sentiments nobles, ni ici-bas, ni dans une autre vie, jamais. Autre chose encore : j’ai réalisé à ce moment le dicton juif : « Ce qui vient de soi est mauvais, mais cela ne sent pas. » Car, tout en me rendant compte que j’étais un misérable, je n’en avais pas honte et je ne me tourmentais pas.

« En buvant alors le thé et en bavardant avec les autres, je me disais pour la première fois de ma vie que je ne connais ni ne sens le mal et le bien, et que non seulement ai perdu le sentiment, mais savais que

le mal et le bien n’existaient pas, que ce n’était qu’un préjugé ;

je pouvais me libérer de tout préjugé ; mais, si j’atteignais cette liberté, je serais perdu. Ce fut pour la première fois que j’ai eu conscience de cette formule et au moment précis où je les amusais de mes traits d’esprit. Je m’en souviens parfaitement. Bien souvent de vieilles pensées se présentent à vous comme toutes nouvelles, parfois après cinquante ans de vie.

« Malgré tout, j’étais sur le qui-vive et m’attendais à quelque incident. Mon pressentiment se vérifia. Vers onze heures du soir, accourut la fillette du concierge de la maison de la Gorokhovaïa et m’apporta la nouvelle que Matriocha s’est pendue. Je suivis la fillette et je m’assurai que ma logeuse ne savait pas pourquoi elle avait envoyé cette fillette me prévenir. Elle hurlait, se frappait la tête comme toutes ces femmes en pareille occurrence.


« Il y avait du monde et des agents de police. J’y suis resté quelque temps, puis me suis retiré.
« On ne m’a pas inquiété du tout, sauf pour me demander quelques renseignements. J’ai dit simplement que la fillette était malade, avait le délire et que j’avais même proposé de faire venir un médecin à mes frais. On m’a posé aussi la question au sujet du canif ; j’ai dit que la logeuse avait fouetté sa fillette, mais que cela ne tirait pas à conséquence. Quant

à ma présence dans le logement le soir du suicide de Matriocha,

personne ne s’en est douté. L’affaire n’eut donc aucune suite.

« Je n’y suis pas retourné pendant toute une semaine et quand je m’y suis rendu, c’était pour donner congé. La logeuse continuait à pleurer, bien qu’elle était déjà occupée à ses chiffons comme de coutume.
« — C’est pour votre canif que je l’ai offensée si fort, me dit-elle sans trop appuyer sur le reproche.
« J’ai donné congé sous le prétexte que j’étais gêné de recevoir Nina dans un pareil logement. Ç’a été pour la logeuse l’occasion de dire quelques mots de bien de Nina. En me retirant, j’ai laissé cinq roubles en supplément de la somme due.
« Le danger étant écarté, j’aurais entièrement oublié l’incident de la Gorokhovaïa, comme j’oubliais tout ce qui s’était passé à cette époque, si les premiers temps je ne me rappelais avec irritation de la lâcheté que j’avais manifestée. Je déversais ma bile sur qui je pouvais. J’eus aussi l’idée de gâter la vie à quelqu’un, aussi odieusement que possible. Déjà une année auparavant, j’avais songé à me suicider ; puis, je trouvai quelque chose de mieux.

« En regardant un jour la bancale Maria Lebiadkina qui aidait au ménage des chambres meublées,

j’ai décidé tout à coup de l’épouser.

Elle n’était pas encore folle alors, mais simplement idiote, enthousiaste et secrètement amoureuse de moi. L’idée du mariage de Stavroguine

avec un être placé à la dernière échelle sociale excitait mes nerfs.

On ne pouvait pas s’imaginer quelque chose de plus insensé.

Je ne sais pas comment l’expliquer. Était-ce une décision inconsciente et parce que je m’en voulais de ma lâcheté lors de l’affaire avec Matriocha ? Je ne le crois pas. Quoi qu’il en soit, je ne me suis pas

marié uniquement à la suite « d’un pari après boire »,

comme on l’a dit. Les témoins du mariage étaient Kirilov et Pierre Verkhovensky, qui se trouvait alors de passage à Pétersbourg, puis Lebiadkine lui-même et Malov (décédé depuis). Ils ont donné leur parole de garder le silence sur ce mariage et nul autre n’en a su jamais rien. Ce silence m’avait toujours semblé une vilenie ; mais personne ne l’a rompu jusqu’à présent, bien que j’eusse la ferme intention de rendre le fait public ; pendant que j’y suis, je le fais aujourd’hui.

« Aussitôt la cérémonie du mariage accomplie, je suis parti chez ma mère, en province. J’y suis allé pour me distraire, car ma situation était insupportable. J’ai laissé dans notre ville l’impression d’un fou, impression qui subsiste encore et qui certainement me nuit. Puis, je me suis rendu à l’étranger où j’ai passé quatre ans.

« J’ai voyagé en Orient ; j’ai assisté, au monastère du mont Athos, à des offices qui duraient huit heures sans relâche ; j’ai été en Égypte, j’ai vécu en Suisse, et poussé même jusqu’en Islande. J’ai suivi pendant toute une année des cours en Allemagne. Pendant la dernière année, je me suis lié à Paris avec une famille de la haute noblesse russe, puis avec deux jeunes filles russes en Suisse.

« De passage à Francfort, il y a une couple d’années, j’aperçus dans une vitrine, parmi d’autres photographies exposées, celle d’une petite fille élégamment vêtue d’un costume d’enfant, très ressemblant à Matriocha. J’achetai aussitôt la photographie et, de retour à l’hôtel, je la posai sur ma cheminée. Elle resta là pendant une semaine sans que j’y aie jeté un coup d’œil une seule fois, et je l’oubliai en quittant Francfort. Je le note pour montrer à quel point

j’avais su garder l’empire sur mes souvenirs et combien j’étais devenu insensible.

Je les rejetais en bloc, et le tout disparaissait toutes les fois que je le voulais.

En général, le passé m’ennuyait toujours et je ne pouvais en parler, contrairement à ce que fait presque tout le monde. Quant à Matriocha, je le dis, j’oubliai même sa photographie sur la cheminée.

« Il y a un an environ, en traversant l’Allemagne, j’omis par distraction de descendre à la station où je devais changer de wagon. On me fit quitter le compartiment à la station suivante. Il était deux heures de l’après-midi, la journée était claire. La gare desservait une toute petite ville allemande. Il fallait attendre le passage du train suivant jusqu’à onze heures du soir. Je n’étais pas fâché, d’ailleurs, de l’incident, car il n’y avait aucune urgence à mon voyage. On me désigna un hôtel, petit et peu confortable, mais tout entouré de verdure et de parterres de fleurs. Je dînai fort bien et, comme j’avais voyagé pendant une longue nuit, je me couchai vers quatre heures et je dormis à merveille.

« J’ai eu un rêve tout à fait inattendu, car je n’avais jamais vu quelque chose de semblable. Au musée de Dresde, figure un tableau de Claude Laurent, intitulé dans le catalogue Acis et Galathée, si je ne me trompe ; je l’appelais, moi, l’Âge d’or, sans trop savoir pourquoi. Je l’avais déjà contemplé auparavant et cette fois encore, en passant par Dresde. C’est ce tableau que j’ai vu en rêve, non pas comme toile, mais comme un paysage réel. C’est un coin enchanteur de l’Archipel grec : des flots bleus caressants, des îles, des rochers, des rives fleuries, un panorama magique dans le lointain, un coucher de soleil fascinateur ; les mots manquent pour le décrire. C’est ici qu’est le berceau de l’humanité européenne ; ici se sont déroulées les premières scènes de la mythologie, ici est le paradis terrestre, ici ont vécu de nobles hommes : ils se levaient et s’endormaient heureux et innocents, les bosquets s’emplissaient de leurs chants joyeux, leurs énergies vierges se dépensaient en amour et en joies candides... Le soleil inondait de ses rayons les îles et la mer, heureux de luire sur ses beaux enfants. Songe magique ! Belle illusion ! Rêve le plus inconcevable qui fût jamais, auquel l’humanité sacrifiait sa vie, pour lequel les prophètes mouraient sur la croix ou étaient immolés ; c’est le rêve sans lequel les peuples refusent de vivre et ne sauraient même mourir. Il m’a semblé vivre tout cela dans ce songe. Je ne saurais dire exactement ce que j’ai rêvé, mais je voyais encore le rocher, la mer et les rayons obliques du soleil couchant quand je me suis réveillé et ouvert les yeux inondés de larmes, pour la première fois de ma vie. Un sentiment de félicité jamais encore éprouvé emplissait mon cœur jusqu’à la douleur.

« La journée déclinait et, à travers les vitres de ma petite chambre, tamisée par les fleurs en pots sur l’appui de la fenêtre, pénétrait toute une gerbe de rayons obliques qui m’inondait de lumière. Je me suis hâté de refermer les yeux, ayant soif de prolonger le songe disparu ; mais soudain j’ai vu apparaître, comme au milieu d’un incendie rouge, la petite araignée écarlate. Elle m’est apparue telle que je l’avais vue sur la feuille du géranium, alors que les rayons obliques du soleil couchant pénétraient, comme aujourd’hui, par la fenêtre près de laquelle j’étais assis. J’ai senti comme un fer qui entrait dans ma chair, je me suis redressé et me suis assis sur le lit...

« Je vis devant moi Matriocha, toute maigrie, les yeux enfiévrés, exactement comme alors, quand elle demeurait debout sur le seuil de ma chambre et, hochant de la tête, leva vers moi son tout petit poing. Et jamais rien ne me fit autant souffrir ! Le désespoir lamentable d’un petit être impuissant, à l’intelligence encore rudimentaire, me menaçant (que pouvait-il me faire ?) et n’accusant que lui-même ! Jamais je n’avais éprouvé quelque chose de semblable !

« Je restai ainsi sans bouger jusqu’à la tombée de la nuit, oubliant les heures qui s’écoulaient. Appelerai-je cela le remords, le repentir ? Je ne sais et ne pourrais le dire encore aujourd’hui. Peut-être même,

ce souvenir de l’acte que j’ai commis

ne m’inspire-t-il pas du dégoût.

Peut-être ce souvenir contient-il quelque chose d’agréable qui excite mes passions...

Non, ce qui m’est insupportable, c’est cette vision, et précisément sur le seuil, avec son petit poing levé et menaçant, ce seul aspect d’elle, cette seule minute d’alors, ce seul hochement de tête... Voilà ce que je ne puis supporter, et voilà ce qui m’apparaît presque chaque jour depuis ! Et l’image ne surgit pas spontanément : c’est moi qui la provoque et ne puis ne pas la provoquer, bien que ce soit le tourment de ma vie. Oh, si du moins je l’apercevais une fois en réalité, ou en une sorte d’hallucination !...

« J’ai bien d’autres vieux souvenirs, peut-être mieux encore. J’ai agis envers une femme plus ignoblement encore et elle en est morte.

J’ai tué en duel deux hommes qui ne m’ont jamais rien fait. J’ai été un jour mortellement offensé par un autre homme et je ne me suis pas vengé. J’ai sur la conscience un empoisonnement prémédité, réussi et demeuré inconnu (s’il le faut, j’en ferai connaître tous les détails).

« Mais pourquoi aucun de ces souvenirs n’éveille-t-il en moi rien de pareil à celui de Matriocha ?

« J’ai erré ensuite pendant toute une année, essayant de m’occuper. Je sais que je pourrais écarter la vision de la fillette dès que je le voudrais. J’ai l’entière maîtrise de ma volonté comme jadis. Mais, précisément, je n’ai jamais voulu le faire, je ne le veux pas et je ne voudrais pas vouloir. Je le sais d’avance. Cela continuera ainsi jusqu’à ma folie.

« Deux mois après mon songe merveilleux, je fus repris du désir de devenir amoureux d’une jeune fille, ou, plus exactement,

de ressentir l’une de ces crises de passion, de ces débordements dont j’étais coutumier jadis.

Je fus terriblement tenté de commettre un nouveau crime,

c’est-à-dire de me faire bigame (étant déjà marié). Mais je pris la fuite sur le conseil d’une autre jeune fille, à laquelle j’avais presque tout dévoilé, même le fait que je n’aimais nullement celle que je convoitais tant et que

je ne pouvais aimer personne.

D’ailleurs, ce nouveau crime ne m’aurait aucunement libéré de Matriocha...

« C’est ainsi que j’ai décidé d’imprimer ces feuilles en trois cents exemplaires et de les emporter en Russie. Le moment venu, je les adresserai à la police et aux autorités locales ; j’en enverrai en même temps aux rédactions des journaux avec prière de les publier, ainsi qu’aux nombreuses personnes qui me connaissent à Pétersbourg et dans toute la Russie. Une traduction paraîtra à l’étranger.

« Je sais qu’au point de vue juridique, je ne saurais être inquiété : je suis seul à m’accuser, et je n’ai pas d’autre accusateur ; aucune preuve, ou fort peu de preuves ; enfin, l’idée de mon déséquilibre mental, ancrée dans l’opinion de tous, ainsi que les efforts certains de mes parents pour exploiter cette idée, feront disparaître tout danger d’une poursuite judiciaire. Je le déclare, entre autre, afin de montrer que je suis en pleine possession de ma raison et suis entièrement conscient de ma situation. Mais ce que je veux, c’est que tous ceux qui connaîtront ma confession me regardent comme je suis, et moi aussi, je les regarderai. Plus nombreux ils seront, mieux cela vaudra. En serai-je soulagé ? Je ne sais. J’y ai recours comme à ma dernière ressource.


« Encore un coup : si l’on cherchait bien dans les archives de la police de Pétersbourg, on trouverait sans doute quelque chose. Mes petits bourgeois habitent peut-être encore la capitale. La maison était assez remarquable par sa couleur bleu ciel. Quant à moi, je ne m’en irai nulle part et, pendant une année ou deux, je ne quitterai pas la propriété de ma mère. Au premier appel, je me présenterai.

« Nicolas STAVROGUINE. »

III

La lecture dura près d’une heure. Tikhon lisait lentement et peut-être reprenait-il certains passages. Pendant ce temps, depuis l’arrêt survenu lors de la « confiscation » du deuxième feuillet, Stavroguine était demeuré immobile et silencieux, dans un coin du divan, appuyé sur le dossier et semblant figé dans l’attente. Tikhon ôta ses lunettes, resta pensif quelques moments, puis fixa de son regard hésitant Stavroguine. Celui-ci tressaillit et d’un mouvement brusque se pencha en avant.

— J’ai oublié de vous avertir, dit-il d’un ton bref, que toutes vos paroles seront vaines ; je ne changerai pas mes intentions, ne cherchez pas à me dissuader. Je publie tout.
Il rougit et se tut.
— Vous n’avez pas omis de m’en avertir tout à l’heure déjà, avant la lecture.

Une sorte d’irritation se trahissait dans les paroles de Tikhon. De toute évidence, le « document » avait produit sur lui une forte impression. Son sentiment chrétien était offensé, et il n’était pas toujours maître de ses sentiments. Je noterai à cette occasion que ce n’est pas sans raison qu’il avait acquis la renommée d’un homme « incapable d’observer une conduite devant le public », comme on disait de lui au monastère. Malgré son humilité chrétienne, une réelle indignation altéra sa voix.


— N’importe, reprit Stavroguine avec la même brusquerie et sans remarquer le changement de ton de Tikhon. Quelle que puisse être la force de vos arguments, je me tiendrai à ma résolution. Notez que par cette phrase malhabile, ou trop habile, pensez ce que vous voudrez, je ne quête nullement vos objections ou votre éloquence persuasive, conclut-il avec un sourire contrefait.
— Je n’aurais pas pu chercher à vous persuader du contraire. Votre pensée est une haute pensée, et la pensée chrétienne ne saurait s’exprimer avec plus de plénitude. On ne saurait accomplir un exploit plus exceptionnel, un supplice de soi-même comme celui que vous avez projeté, si seulement...
— Si quoi ?
— S’il s’agissait réellement de repentir, d’une pensée vraiment chrétienne...
— Des finasseries, murmura Stavroguine d’un air distrait.
Il se leva et arpenta la chambre sans paraître se rendre compte de ce qu’il faisait.

— Vous semblez vouloir passer pour plus grossier que ne le souhaite votre cœur, reprit Tikhon, cherchant à révéler sa pensée entière.
— Passer ? Je ne voulais passer pour rien du tout ; je ne faisais pas de grimaces. Plus grossier, dites-vous : qu’entendez-vous par là ? demanda-t-il en rougissant et s’irritant aussitôt de sa rougeur. Je sais que c’est là un acte misérable, bas, ajouta-t-il en montrant de la tête les feuillets... Mais que sa bassesse même serve...

Il s’interrompit comme éprouvant de la honte de continuer à s’expliquer ; une expression de souffrance crispa en même temps son visage, parce que poussé par une sorte de nécessité inconsciente de rester précisément pour s’expliquer.

Il est à remarquer aussi que pas un mot ne fut prononcé des deux côtés pour élucider la raison de la confiscation du deuxième feuillet, et cela durant tout le cours ultérieur de la conversation. Stavroguine s’arrêta devant le bureau et, y

prenant un crucifix en ivoire, il se mit à le tourner entre ses doigts et soudain le cassa en deux.

Reprenant ses esprits et étonné lui-même, il regarda avec perplexité Tikhon ; sa lèvre supérieure frissonna comme s’il avait été offensé et allait lancer un défi.

— J’avais espéré que vous me diriez réellement une chose raisonnable, et c’était pour cela que j’étais venu, fit-il à mi-voix, comme cherchant à se maîtriser ; il jeta les deux tronçons du crucifix sur la table.

Tikhon baissa vivement les yeux et dit avec ardeur :
— Ce document part directement de votre cœur, mortellement ulcéré ; est-ce ainsi que je dois le comprendre ? Oui, c’est un besoin profond de pénitence, un besoin intérieur qui s’est emparé de vous. Vous avez été profondément remué, jusqu’à en faire une question de vie ou de mort, par les souffrances d’un être que vous aviez offensé ; j’en conclus que l’espoir ne vous a pas encore abandonné et que vous suivez maintenant la grande voie du supplice en révélant au monde entier votre honte. Vous demandez le jugement de l’Église tout entière, bien que vous ne croyiez pas en l’Église. Est-ce ainsi que je dois le comprendre ? Mais il semble que vous haïssez et méprisez d’avance tous ceux qui liront cette narration et vous leur jetez un défi.


— Moi ? Je jette un défi ?
— N’ayant pas eu honte de vous confesser du crime, pourquoi avez-vous honte du repentir ?
— Moi ? J’ai honte ?
— Honte et peur.
— J’ai peur ?
Stavroguine sourit et sa lèvre supérieure frissonna. Tikhon reprit :
— Vous semblez vouloir dire : que les autres me regardent. Mais vous-même, comment les regarderez-vous ? Vous vous attendez à leur colère pour leur répondre par une colère plus grande encore. Certains passages de votre écrit sont d’un style trop appuyé ; vous semblez admirer votre psychologie et vous profitez du plus petit détail pour étonner le lecteur par votre insensibilité, par votre effronterie, qui peut-être vous sont étrangères. En même temps, vos passions mauvaises et votre habitude de l’oisiveté vous rendent effectivement insensible et sot.


— La sottise n’est pas un vice, fit Stavroguine en pâlissant.
— C’est parfois un vice, reprit Tikhon, implacable et ardent. Mortellement ulcéré et martyrisé par la vision se tenant sur votre seuil, vous semblez ne pas voir quel est votre crime en réalité et de quoi vous avez à avoir honte devant les hommes dont vous appelez le jugement : est-ce de l’insensibilité dans votre violence, ou de la lâcheté que vous avez manifestée. Au cours d’un passage, vous vous empressez même d’assurer le lecteur que le geste menaçant de la jouvencelle ne vous semblait plus grotesque, mais écrasant. Ce geste vous parut-il réellement grotesque, ne fût-ce qu’un instant ? Oui, je l’atteste.
Tikhon se tut. Il parlait comme un homme qui ne cherche plus à se contenir.

 — Parlez, parlez, le pressa Stavroguine. Vous êtes irrité et vous me malmenez. J’aime cela de la part d’un moine. Mais laissez-moi vous demander : voici dix minutes déjà que nous parlons après cela (il désigna de la tête les feuillets) et bien que vous soyez indigné, je n’aperçois chez vous nulle expression de dégoût ni de honte... Vous ne semblez pas dégoûté et vous me parlez comme à votre égal.
Il ajouta le mot « comme à votre égal » en baissant la voix et presque malgré lui. Tikhon le regarda attentivement et continua :

— Vous m’étonnez, car vos paroles sont sincères, et dans ce cas... la faute est à moi. Sachez donc que je me suis montré discourtois et dégoûté à votre égard ; tandis que vous, dans votre soif du châtiment, vous ne l’avez même pas remarqué, bien que vous ayez remarqué mon impatience et l’ayez appelée gronderie. En réalité, vous êtes convaincu d’avoir mérité un mépris bien plus grand, et votre parole : « vous me parlez comme à votre égal », est une belle parole, bien que dite malgré vous. Je ne vous cèlerai rien : je suis terrifié de votre grande force dépensée à dessein à des infamies. Ce n’est pas sans effets funestes qu’on devient étranger à son pays : on en est châtié par l’ennui et l’oisiveté, alors même qu’on a le désir de l’action.

Mais le christianisme reconnaît la responsabilité dans toute situation. Dieu ne vous a pas privé d’intelligence ; dès lors, réfléchissez si vous pouvez poser mentalement la question : « Suis-je ou non responsable de mes œuvres ? » Vous êtes sans le moindre doute responsable. « Les tentations ne peuvent ne pas s’insinuer dans le monde ; mais malheur à celui par qui les tentations viennent dans le monde. » Quant à votre... faute, bien d’autres pèchent comme vous, mais vivent avec leur conscience en paix et considèrent même comme inévitables leurs fautes de jeunesse. Il en est aussi des vieillards qui sentent déjà l’odeur de la tombe et qui commettent les mêmes péchés avec insouciance et enjouement. Le monde est rempli de toutes ces horreurs. Vous, du moins, vous en avez mesuré toute la profondeur, ce qui arrive fort rarement à un pareil degré.

— Serait-ce de l’estime que vous éprouveriez pour moi après la lecture de ces feuillets ? demanda Stavroguine avec un ricanement. J’ai entendu dire, très honorable père Tikhon, que vous n’étiez pas fait pour servir de guide de conscience, ajouta-t-il en accentuant sa grimace. On vous critique fort ici. On prétend qu’aussitôt que vous découvrez un sentiment sincère d’humilité chez un pécheur, vous vous enthousiasmez, vous vous repentez et vous vous humiliez devant lui...

— Je n’y répondrai pas directement. Il est exact que je ne sais pas observer une conduite pondérée envers les gens. J’ai toujours convenu de ce grand défaut, dit Tikhon avec un soupir et d’un ton si sincère que Stavroguine le regarda avec un sourire de sympathie. Quant à ceci, reprit-il en jetant un regard sur les feuillets imprimés, il ne peut y avoir de plus grand, de plus affreux crime que celui que vous avez commis envers la jouvencelle.

— Ne mesurons pas ces choses au mètre ! fit Stavroguine avec quelque dépit.

Peut-être ma souffrance n’est-elle pas aussi violente que je l’ai dépeinte,

et peut-être bien me suis-je calomnié, conclut-il brusquement.

Tikhon ne répliqua pas. Stavroguine arpentait la chambre, la tête baissée et absorbé dans ses pensées.

— Et cette jeune fille, demanda tout à coup Tikhon, celle avec laquelle vous avez rompu les relations commencées en Suisse, où... se trouve-t-elle à cette heure ?
— Ici.
Un nouveau silence.
— Je vous ai peut-être bien menti sur mon compte, répéta avec insistance Stavroguine... Au reste, c’est vrai que je provoque les gens par l’impudence de ma confession, puisque vous y avez aperçu la provocation. C’est ce qu’il faut, ils le méritent.


— Vous voulez dire qu’il vous sera plus facile de les haïr que d’accepter leur pitié ?
— Parfaitement. Je n’ai pas l’habitude de la franchise, mais puisque j’ai commencé à être franc... avec vous, sachez que

je les méprise tout autant que moi-même, sinon plus, infiniment plus.

 Aucun d’eux ne saurait s’improviser mon juge...

J’ai écrit ces fadaises (il désigna les feuillets), parce que cela m’a passé par la tête, par effronterie... Il se peut aussi que j’aie exagéré dans un moment d’exaltation, s’écria-t-il tout irrité, et il rougit de nouveau, fâché d’avoir laissé échapper ces paroles malgré lui. Il s’approcha de la table et saisit un fragment du crucifix brisé.


— Répondez-moi à une question, mais en toute sincérité, à moi seul, ou parlant à vous-même dans le calme et les ténèbres de la nuit, dit Tikhon d’une voix pénétrante. Si quelqu’un vous pardonnait cela (il désigna les feuillets), non pas l’un de ceux que vous estimez ou que vous craignez, mais un inconnu, un homme que vous ne connaîtriez jamais, et qui vous pardonnerait en sa conscience, après avoir lu votre terrible confession, vous sentiriez-vous apaisé par cette pensée, ou cela vous serait-il indifférent ?


— Cela m’apaiserait, répondit Stavroguine à voix basse ; et si vous me pardonniez, cela me soulagerait bien plus, ajouta-t-il vivement.
— À condition que vous me pardonniez aussi, fit Tikhon d’un ton pénétré.
— Pourquoi donc ? Ah, oui, c’est votre formule monastique[28]. Détestable humilité... Permettez-moi de vous dire que ces vieilles formules de moine ne sont nullement élégantes... D’ailleurs, je ne sais vraiment pas pourquoi je suis ici, ajouta-t-il soudain en regardant autour de lui. Mais à propos, j’ai cassé chez vous... Qu’est-ce qu’elle vaut cette affaire ? Vingt-cinq roubles ?
— Ne vous en souciez pas.
— Cinquante, peut-être ? Pourquoi ne m’en soucierais-je pas ? Pourquoi casserais-je, et vous, vous me feriez cadeau du dommage ? Voici cinquante roubles, dit-il en posant le billet de banque sur la table. Si vous ne les voulez pas pour vous, prenez-les pour les pauvres, pour l’église, que sais-je, ajouta-t-il avec irritation. Écoutez, je vais vous dire toute la vérité : je désire votre pardon, avec le vôtre celui d’un autre, d’un troisième, mais celui de tous, non ; que tous me haïssent !


— Et la pitié de tous, vous n’auriez pas pu la supporter en toute humilité ?
— Je ne l’aurais pas pu. Je ne veux pas de pitié de tout le monde ; d’ailleurs, il ne peut pas y en avoir... Écoutez, je ne veux plus attendre, je veux publier... Ne me flattez pas... Je ne peux plus attendre... Je ne peux plus ! s’écria-t-il exaspéré.
— J’ai peur pour vous : vous êtes devant un abîme presque infranchissable, fit timidement Tikhon.
— Vous craignez de me voir succomber sous leurs haines ?
— Pas seulement sous la haine.
— Quoi encore ?
— Sous leurs rires, dit Tikhon avec effort.
Stavroguine se troubla ; l’anxiété se peignit sur son visage.
— Je le pressentais, dit-il. Je vous ai donc parut fort comique après la lecture de mon « document » ? Ne vous tourmentez pas, ne soyez pas si confus, je m’y attendais.

Tikhon était confus en effet, et il s’empressa de s’expliquer.
— De pareilles hautes actions exigent du sang-froid ; dans la souffrance même, on doit conserver une pleine sérénité... Mais elle manque partout de nos jours. Partout, ce ne sont que disputes. Les hommes ne se comprennent pas comme au temps de la tour de Babel...
— Tout cela est bien vieux, cela a été dit mille fois, interrompit Stavroguine.
— D’ailleurs, vous n’atteindrez pas le but, reprit Tikhon, passant cette fois à la question. Juridiquement, vous êtes presque inattaquable, et on vous le fera tout d’abord remarquer avec raillerie. On s’étonnera ensuite. Qui comprendra le véritable motif de votre confession ? On ne voudra pas le comprendre, car on s’effare devant de pareils exploits et on s’en venge. Le monde aime sa boue et ne veut pas qu’on l’agite. C’est pourquoi on tournera votre acte en ridicule, parce que c’est par le ridicule qu’on peut tuer le plus vite.

— Parlez, dites tout, encouragea Stavroguine.
— Sans doute, on exprimera de l’horreur tout d’abord, mais une fausse horreur, afin d’observer les apparences. Je ne parle pas des âmes pures ; celles-ci ressentiront l’horreur et s’accuseront elles-mêmes ; mais on ne les entendra pas, car elles garderont le silence. Les autres hommes, les gens du monde, craignent uniquement ce qui menace leurs intérêts personnels. Ceux-ci, la première surprise, l’effroi factice passés, s’empresseront d’en rire. On manifestera de la curiosité pour le fou, car on vous prendra pour un fou, peut-être pas entièrement, mais on vous jugera suffisamment responsable pour qu’on puisse rire de vous. Pourriez-vous le supporter ? Votre cœur ne s’emplira-t-il pas d’une telle haine qu’elle vous conduira à votre perte ?... Voilà ce que je crains.


— Ce qui m’étonne, c’est de vous voir si mal juger les hommes, professer un tel mépris pour eux ! fit Stavroguine d’un ton agacé.
— Croyez-moi : en parlant ainsi des hommes, c’est d’après moi que je les jugeais plutôt !... s’écria Tikhon.
— Y aurait-il donc dans votre âme aussi un motif de se réjouir de mon malheur ?
— Qui sait, peut-être bien il y en aurait-il... Oh ! il se peut bien !
— Indiquez-moi alors ce qu’il y a de ridicule dans mon récit. Je sais bien quoi ; mais je tiens à vous voir le désigner du doigt ; et faites le aussi cyniquement que possible, avec toute la sincérité dont vous êtes capable... Puis, laissez-moi vous dire : vous êtes un fameux original !...

— La forme même de votre ardente pénitence revêt un caractère ridicule... Mais ne doutez pas de votre triomphe ! s’écria soudain le moine avec enthousiasme. Même sous cette forme, vous vaincrez, si vous acceptez en toute sincérité les soufflets et les crachats. La mise en croix la plus honteuse s’achève toujours en grande gloire et en grande puissance lorsque l’humilité montrée dans l’exploit est sincère. Et il se peut qu’ici-bas encore, vous soyez consolé...

— Bref, vous découvrez le ridicule dans la forme seule ? insista Stavroguine.
— Et dans le fond. C’est la laideur qui tuera, murmura Tikhon en baissant les yeux.
— La laideur ? Quelle laideur ?
— Du crime. Il est des crimes qui sont réellement laids. Quel que soit le crime, plus il y a de sang, d’horreur, plus il impose, devient pittoresque, pour ainsi dire ; mais il est des crimes honteux, vils, qui sont en dehors de toute terreur, trop inélégants, si l’on peut dire...

Tikhon n’acheva pas.
— C’est-à-dire, fit avec émotion Stavroguine, vous jugez fort ridicule le geste de baiser les mains d’un petit souillon... Oh ! je ne vous comprends que trop, et vous, vous vous désolez pour moi parce que c’est laid, vil, non pas vil, mais honteux, ridicule, et vous pensez que c’est cela précisément que je ne pourrai souffrir...

Tikhon se taisait.
— Je comprends maintenant pourquoi vous avez demandé si ma demoiselle de Suisse se trouvait ici.
— Vous n’êtes pas préparé, vous n’êtes pas assez retrempé, vous êtes déraciné, vous n’avez pas la foi, murmura Tikhon timidement.
— Écoutez, mon père :

 je veux me pardonner moi-même, voilà mon vrai but, tout mon but !

 s’écria soudainement Stavroguine avec une extase farouche. C’est alors seulement que le spectre disparaîtra... Voilà pourquoi

je cherche la souffrance infinie...

Ne m’effrayez donc pas ; sinon, je me noierai dans ma rage.

Cette explosion de sincérité fut si inattendue que Tikhon se leva.
— Si vous avez foi que vous pouvez vous pardonner vous-même et obtenir ce pardon par la souffrance, si vous vous posez un tel but avec foi, alors, vous êtes déjà un croyant ! s’écria Tikhon avec émotion. Comment donc avez-vous pu dire que vous ne croyiez pas en Dieu ?

Stavroguine ne répondit pas.
— Dieu vous pardonnera votre incroyance, car vous honorez le Saint-Esprit sans le connaître.
— Le Christ pardonnera à l’occasion ? demanda Stavroguine avec un sourire contraint et une nuance d’ironie dans la voix.

— N’est-il pas dit dans le Livre : « Si vous séduisez l’un de ces petits, » vous souvenez-vous ? Selon l’Évangile, il n’y a pas de plus grand crime...

— Dites plus simplement que vous voudriez éviter un scandale et vous me tendez un piège, mon bon père Tikhon, fit avec dépit Stavroguine en faisant mine de se lever. En somme, vous voudriez me voir assagi, peut-être même marié convenablement et achevant ma vie en honnête membre du club de la ville et en fidèle de votre monastère, le fréquentant à toutes les fêtes. Belle pénitence en vérité ! Au reste, en bon connaisseur du cœur humain, vous pressentez sans doute que la chose finira en effet ainsi, et tout notre colloque se réduit à me persuader que c’est précisément ce que j’attendais de vous, n’est-ce pas ?

— Non, ce n’est pas cette pénitence que je veux, je vous en prépare une autre ! reprit Tikhon avec ardeur, sans prendre garde au ricanement de Stavroguine. Je connais un vieil ermite, un ascète qui vit non loin d’ici dans l’isolement complet et qui est d’une telle sagesse chrétienne que ni moi ni vous ne saurions la concevoir. Il condescendra à ma prière. Je lui raconterai tout ce qui vous concerne. Allez faire votre pénitence auprès de lui, soumettez-vous à sa direction pendant cinq ou six ans, aussi longtemps que vous jugerez vous-même nécessaire par la suite. Imposez-vous un vœu, et par ce grand sacrifice, vous obtiendrez tout ce dont vous avez soif, même ce que vous n’espérez pas ; car vous ne saurez pas comprendre aujourd’hui ce que vous recevrez.

Stavroguine écouta d’un air grave.
— Vous m’engagez à entrer dans l’autre monastère, prononcer les vœux de moine[29] ?
— Vous n’avez pas à prendre l’habit de moine ; faites-vous seulement novice, fût-ce en secret ; vous pouvez continuer à vivre dans le monde.
— Laissez donc, père Tikhon, l’interrompit Stavroguine et il se leva. Tikhon aussi.
— Mais qu’avez-vous ? s’écria Stavroguine en regardant avec frayeur l’évêque.
L’autre demeurait debout devant lui, les mains jointes, le visage convulsé d’une frayeur soudaine.


— Qu’avez-vous ? Qu’avez-vous ? répéta Stavroguine en s’approchant vivement de lui pour le soutenir. Il lui sembla qu’il allait tomber.
— Je vois..., je vois, comme si c’était réel, s’écria Tikhon avec une expression de profond chagrin, que jamais, pauvre jeune homme perdu, vous n’étiez aussi proche d’un nouveau et plus grand crime qu’en cet instant.
— Calmez-vous, fit Stavroguine de plus en plus inquiet pour Tikhon. Je remettrai peut-être... Vous avez raison...
— Non, ce n’est pas après la publication, c’est un jour avant, une heure peut-être avant le grand acte que vous chercherez une issue dans un nouveau crime, et vous le commettrez uniquement pour éviter la publication de vos feuillets.
Stavroguine trembla de colère et de frayeur en même temps.
— Maudit psychologue ! s’écria-t-il au paroxysme de la colère, et il sortit de la cellule sans se retourner une seule fois.


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 19 février 2012.

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Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.





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