Dostoïevski: «Mais dans cette souffrance il y avait une jouissance indicible.»
lunes, febrero 09, 2015
«Dans ses études solitaires, jamais, pas plus que maintenant, il n’y avait eu d’ordre, de système. C’était comme le premier élan, la première ardeur, la première fièvre de l’artiste. Il s’était créé un système à son usage. Il y avait réfléchi pendant des années, et en son âme se formait peu à peu l’image encore vague, amorphe, mais divinement belle de l’idée, incarnée dans une forme nouvelle, lumineuse. Et cette forme, en voulant se dégager de son âme, la faisait souffrir. Il en sentait timidement l’originalité, la vérité, la puissance. Sa créature voulait déjà vivre par elle- même, prendre une forme, s’y fortifier ; mais le terme de la gestation était encore loin, peut-être très loin, peut-être était-il inaccessible.»
«Par instants seulement, le vent qui rentrait par la vitre ouverte de la fenêtre étroite, agitait la flamme qui éclairait alors d’une lueur vacillante le visage de la jeune femme, dont chaque trait se gravant dans la mémoire d’Ordynov obscurcissait sa vue et lui martelait le cœur d’une douleur sourde, insupportable.
Mais dans cette souffrance il y avait une jouissance indicible.
Il n’y put tenir. Toute sa poitrine tremblait, et, en sanglotant, il inclina son front brûlant sur les dalles froides de l’église. Il n’entendait et ne sentait rien, sauf
la douleur de son cœur qui se mourait dans une souffrance délicieuse.»
«Mais peu à peu, sans comprendre ce qui lui arrivait, il s’assit sur le banc, et il lui sembla qu’il s’endormait. Par moments, il revenait à lui et se rendait compte que son sommeil n’était pas le sommeil mais une sorte de perte de conscience maladive et douloureuse.
Il entendit la porte s’ouvrir puis se fermer. Il devina que c’étaient les maîtres qui rentraient des vêpres. Il lui vint en tête qu’il devait aller chez eux chercher quelque chose. Il se leva pour s’y rendre, mais il trébucha et tomba sur un tas de bois jeté par la vieille au milieu de la chambre. Alors il perdit tout à fait connaissance.
Quand il rouvrit les yeux, au bout d’un long moment, il remarqua avec étonnement qu’il était couché sur le même banc, tout habillé, et
qu’avec une tendresse attentive se penchait vers lui un visage de femme merveilleusement beau, tout mouillé de larmes douces et maternelles.
Il sentit qu’on lui mettait un oreiller sous la tête, qu’on l’enveloppait dans quelque chose de chaud et qu’une main douce caressait son front brûlant. Il voulait dire merci ; il voulait prendre cette main, l’approcher de ses lèvres sèches, la mouiller de larmes et la baiser éternellement....
Il voulait dire beaucoup de choses, mais quoi, il ne le savait lui-même. Il voulait mourir en ce moment. Mais ses mains étaient comme du plomb et restaient inertes. Il lui paraissait qu’il était devenu muet; il sentait seulement son sang battre dans toutes ses artères si fortement, comme pour le soulever de sa couche. Quelqu’un lui donna de l’eau... Puis il perdit connaissance.»
«Tu me regardes comme si ma vue te réchauffait ! Sais-tu, tu me regardes comme quand on aime... Moi, au premier mot, j’ai senti mon cœur battre pour toi.
Si tu tombes malade, je te soignerai.
Seulement ne tombe pas malade. Non, quand tu seras guéri
nous vivrons comme frère et sœur.
Veux-tu ? C’est difficile d’avoir une sœur quand Dieu n’en a pas
donnée...»
«Qui es-tu ? D’où viens-tu ? demanda Ordynov d’une voix faible.
– Je ne suis pas d’ici... Ami, que t’importe ? Sais-tu...
On raconte que douze frères vivaient dans une forêt sombre. Une jeune fille vint à s’égarer dans la forêt. Elle arriva chez eux, mit tout en ordre dans leur demeure
et étendit son amour sur tous.
Les frères vinrent et apprirent qu’une sœur avait passé chez eux la journée. Ils l’appelèrent. Elle vint vers eux. Tous l’appelaient sœur, et
elle était la même avec tous.
Tu connais ce conte?»
«Il poussa un faible cri et s’évanouit. Une vie bizarre, étrange, alors commença pour lui. Par moments, en son esprit surgissait la conscience vague
qu’il était condamné à vivre dans un long rêve infini,
plein de troubles étranges, de luttes et de souffrances stériles.
Effrayé, il tâchait de se révolter contre la fatalité qui l’oppressait. Mais, au moment de la lutte la plus aiguë, la plus désespérée, une force inconnue le frappait de nouveau. Alors, il sentait nettement comment, de nouveau, il perdait la mémoire, comment, de nouveau, l’obscurité terrible, sans issue, se déroulait devant lui, et il s’y jetait avec un cri d’angoisse et de désespoir.
Parfois c’étaient des moments d’un bonheur trop intense, écrasant, quand la vitalité augmente démesurément en tout l’être humain, quand le passé devient plus clair, retentit du triomphe de la joie, quand on rêve d’un avenir inconnu, quand un espoir merveilleux descend sur l’âme comme une rosée vivifiante, quand on a le désir de crier d’enthousiasme, quand on sent que la chair est impuissante devant la multitude des impressions, que le fil de l’existence se rompt et
qu’en même temps on acclame avec frénésie sa vie ressuscitée.»
«Alors toute sa vie s’éteignait dans une souffrance infinie. Il semblait que
toute l’existence, tout l’univers, s’arrêtaient,
mouraient autour de lui pour des siècles entiers
et qu’une longue nuit de mille ans s’étendait sur lui...»
«Parfois il revivait les douces années de sa première enfance, avec leurs joies pures, leur bonheur infini ; avec les premiers étonnements joyeux de la vie ;
avec la foule des esprits clairs qui sortaient de chaque fleur qu’il arrachait, jouaient avec lui sur la verte et grasse prairie,
devant la petite maison entourée d’acacias, qui lui souriait, du lac de cristal près duquel il restait assis des heures entières écoutant le murmure des vagues, ainsi que
le bruissement d’ailes de ces esprits qui répandaient de claires rêveries couleurs d’arc-en-ciel sur son petit berceau,
tandis que sa mère, penchée sur ce même berceau, l’embrassait et l’endormait en chantant une douce berceuse durant les nuits qui étaient longues et sereines.
Mais, tout à coup, un être paraissait de nouveau,
qui le troublait d’un effroi non plus enfantin, et versait dans sa vie le premier poison lent de la douleur et des larmes.
Il sentait vaguement que le vieillard inconnu tenait en son pouvoir toutes ses années futures,
et il tremblait et ne pouvait détacher de lui ses regards.
Le méchant vieillard le suivait partout. Il paraissait et le menaçait de la tête au-dessus de chaque buisson du bosquet ; il riait et le taquinait, s’incarnait en chacune de ses poupées d’enfant, grimaçant et riant entre ses mains comme un méchant gnome malfaisant.
Il jaillissait en grimaçant de chaque mot de sa grammaire. Pendant son sommeil, le méchant vieillard s’asseyait à son chevet... Il chassait la foule des esprits clairs qui promenaient leurs ailes d’or et de saphir autour de son berceau. Il repoussait de lui, pour toujours, sa pauvre mère, et, pendant une nuit entière, il lui chuchota un long conte merveilleux, incompréhensible pour un cœur d’enfant, mais qui le troublait d’une horreur et d’une passion qui n’avaient rien d’enfantin. Et le méchant vieillard n’écoutait ni ses sanglots, ni ses prières et continuait à lui parler jusqu’à ce qu’il en perdît connaissance.
Et l’enfant s’éveillait homme.
Des années entières s’étaient écoulées sans qu’il l’entendît.
Tout d’un coup, il reconnaît sa vraie situation,
il comprend qu’il est seul et étranger à tout l’univers.
Il est seul parmi des gens mystérieux, inquiétants,
parmi des ennemis qui s’assemblent et chuchotent
dans les coins de sa chambre obscure, et font des
signes de tête à la vieille qui est assise auprès du feu,
réchauffant ses mains débiles, et qui le leur indique.
Il était bouleversé, il voulait savoir ce qu’étaient ces hommes,
pourquoi ils étaient ici, pourquoi lui-même était dans sa chambre.
Il devine qu’il est tombé dans un repaire de brigands où il a été entraîné par quelque force puissante, inconnue, sans avoir examiné auparavant qui sont ces locataires et qui sont ces maîtres. La crainte déjà le saisit et, tout d’un coup, au milieu de la nuit, dans l’obscurité, de nouveau il entend le long récit à voix basse.
C’est une vieille femme qui parle, doucement, en hochant tristement sa tête blanche, devant le feu qui s’éteint. Et de nouveau l’horreur l’empoigne.
Le conte s’anime devant lui, des visages et des formes se précisent.
Il voit que tout, à commencer par les songeries vagues de l’enfance, toutes ses pensées, tous ses rêves, tout ce qu’il a connu de la vie, tout ce qu’il a lu dans les livres, tout ce qu’il a oublié depuis longtemps déjà,
il voit que tout s’anime, prend corps, se dresse devant lui sous forme d’images colossales, marche et danse en rond autour de lui.
Des jardins merveilleux naissent à ses yeux,
des villes entières tombent en ruines,
des cimetières lui renvoient leurs morts qui se mettent à vivre de nouveau.
Des races, des peuples entiers apparaissent, grandissent et meurent devant lui.
Enfin maintenant, autour de son lit de malade,
chaque pensée, chaque rêve s’incarnent comme au moment de la naissance et il rêve non avec des idées sans chair, mais avec des mondes entiers ;
lui-même tourbillonne comme un grain de poussière dans cet univers infini, étrange, sans issue ;
et toute cette vie, par son indépendance révoltée, le presse et le poursuit de son ironie éternelle, implacable.
Il se sentait mourir, tomber en poussière, sans aucune résurrection possible et pour toujours.
Il voulait fuir, mais dans tout l’univers il n’y avait pas un coin pour le cacher.
Enfin, dans un accès de désespoir, il tendit toutes ses forces, cria et s’éveilla...
Il était couvert d’une sueur glacée. Autour de lui régnait un silence de mort dans une nuit profonde. Cependant il lui semble que quelque part continue son conte merveilleux, qu’une voix rauque entame en effet une longue conversation sur le sujet qu’il connaît. Il entend qu’on parle de forêts sombres, de bandits extraordinaires, d’un jeune gaillard courageux, vaillant, presque Stenka Razine lui-même, d’ivrognes gais, de haleurs, d’une belle jeune fille, de la Volga. Est-ce un rêve ? Entend-il cela réellement?
Il demeura toute une heure couché, les yeux ouverts, sans remuer un membre, dans un engourdissement d’épouvante. Enfin il se leva prudemment, constata avec joie que le terrible mal n’avait pas encore épuisé toutes ses forces.
Le délire s’évanouissait ; la réalité commençait.»
«Le vieux Mourine, malade, était couché sur le lit. Il paraissait torturé par la souffrance. Il était pâle comme un mort. Il était enveloppé d’une couverture de fourrure. Un livre était ouvert sur ses genoux. Sur un banc, près du lit, était allongée Catherine. Un de ses bras enlaçait la poitrine...»
«C’est un homme spirituel. Il sait tout, il a lu beaucoup de livres et prédit aux autres toute la vérité... Ainsi l’un vient et donne deux roubles ; un autre, trois roubles, quarante roubles. Il regarde le livre et voit toute la vérité. Mais l’argent sur la table ; sans argent, rien...»
«Cette connaissance facile avait été favorisée, en dehors du hasard, par l’extraordinaire penchant qui poussait Iaroslav Ilitch à chercher partout des êtres bons et nobles, essentiellement cultivés, et dignes, au moins par leurs talents et leurs bonnes manières, ...»
«Écoute-moi bien ; écoute, ma joie ! Domine ton cœur et cesse de m’aimer comme tu m’aimes maintenant ; ce sera mieux pour toi, et ton cœur deviendra plus léger et plus joyeux
et tu te garderas d’une ennemie redoutable
et tu acquerras une sœur aimante.
Je viendrai chez toi si tu le veux. Je te caresserai et je n’aurai pas honte de demeurer près de toi. Je suis restée avec toi deux jours, quand tu as été gravement malade ! Reconnais en moi ta sœur ! Ce n’est pas en vain que j’ai prié ardemment la Vierge pour toi ! Tu ne trouveras pas une autre sœur pareille. Tu peux parcourir tout l’univers, tu ne trouveras pas un autre amour pareil, si ton cœur demande l’amour. Je t’aimerai de tout mon cœur, comme maintenant, et je t’aimerai parce que ton âme est pure, claire, transparente, parce que, quand je t’ai regardé pour la première fois, j’ai reconnu aussitôt que tu es l’hôte de ma demeure, l’hôte désirable, et que ce n’est pas par hasard que tu es venu chez nous. Je t’aime parce que, pendant que tu regardes, tes yeux aiment et parlent de ton cœur.
Et quand ils parlent, alors je sais tout de suite ce que tu penses.
C’est pourquoi je veux donner ma vie pour ton amour, ma liberté.
Il me serait doux d’être l’esclave de celui que mon cœur a trouvé...
Ma vie n’est pas à moi, elle appartient à un autre,
et ma liberté est entravée ! Mais accepte une sœur, sois mon frère, prends-moi dans ton cœur, quand de nouveau l’angoisse tombera sur moi ; fais toi-même que je n’aie pas honte de venir chez toi et de rester assise avec toi une longue nuit. M’as-tu entendue ? M’as-tu ouvert ton cœur ? Ta raison a-t-elle compris ce que je t’ai dit ?...»
«- Je suis envoûtée... on m’a envoûtée... On m’a perdue...»
«- Oui, on m’a envoûtée, continua-t-elle... Un méchant homme m’a envoûtée, lui. C’est lui mon assassin... Je lui ai vendu mon âme...»
«- Il dit, chuchota-t-elle d’une voix contenue, mystérieuse, que quand il mourra il viendra chercher mon âme... Je suis à lui. J’ai vendu mon âme... Il m’a tourmentée...»
«- Tu ne sais rien, rien, dit-elle, en serrant fortement ses mains. Je suis toujours ainsi... J’ai peur de tout...»
«Mais il arrive aussi qu’il s’éveille, m’appelle, commence à me caresser, me consoler, et alors je me sens si bien, tout devient léger et n’importe quel malheur peut arriver ;
avec lui je n’ai plus peur. Il a du pouvoir ! Sa parole est grande!»
«- À moi ? Je suis une fille maudite... ma mère m’a maudite... J’ai fait mourir ma propre mère !»
«Mais Ordynov comprenait tout parce que
sa vie était devenue la sienne, ainsi que sa douleur,
et parce que son ennemi se dressait déjà devant lui, grandissait à ses yeux à chacune de ses paroles et, comme avec une force inépuisable, oppressait son cœur et riait de sa colère. Son sang troublé affluait à son cœur et obscurcissait ses pensées.
Le vieillard méchant de son rêve (Ordynov le croyait) était en réalité devant lui.»
«Le diable achète mon âme et moi, contente, je regarde ma mère.
Je vois qu’on me regarde, qu’on parle de moi... Ma mère se mit à pleurer... Il saisit son couteau. Plusieurs fois déjà, il lui était arrivé devant moi de saisir un couteau quand il parlait à ma mère. Je me levai et me cramponnai à sa ceinture... Je voulais lui arracher son couteau. Lui grince des dents, crie et veut me repousser...
Il me donne un coup dans la poitrine,
mais ne me fait pas reculer. Je pensais que j’allais mourir sur place... Mes yeux se voilèrent. Je tombai sur le sol sans pousser un cri...»
«Écoute, ma belle », me dit-il, et ses yeux brillaient merveilleusement ;
«ce n’est pas une parole vaine que je te dirai ; c’est une grande parole que je te donne.
Tant que tu me donneras le bonheur je serai le maître, mais si, à un moment, tu ne m’aimes plus, inutile de parler, fais seulement un signe du sourcil, regarde-moi de ton œil noir, et je te rendrai ton amour avec la liberté. Sache seulement, ma fière beauté, que
ce sera la fin de mes jours !»
«Ce n’est pas en cela qu’est ma souffrance, mon tourment ! Que m’importe que ma mère m’ait maudite à sa dernière heure ! Je ne regrette pas ma vie dorée d’autrefois. Qu’est-ce que cela me fait de
m’être vendue à l’impur et de porter, pour un moment de bonheur, le péché éternel ! Ce n’est pas en cela qu’est mon malheur, qu’est ma souffrance !... Non, ce qui m’est pénible, ce qui me déchire le cœur,
c’est d’être son esclave souillée, c’est que ma honte me soit chère,
c’est que mon cœur ait du plaisir à se rappeler sa douleur comme si c’était de la joie et du bonheur.
Voici où est mon malheur : de ne pas ressentir de colère pour l’offense qui m’a été faite !...»
«Les gens disent que tu as oublié la pudeur des jeunes filles, que tu t’es liée avec un bandit », me répondit Alexis, en riant.»
«Et, chose étonnante, ses souffrances lui étaient même douces,
bien qu’il sentît sourdement, par tout son être, qu’il ne supporterait pas un choc pareil. À une certaine minute
il eut comme la sensation de la mort,
et il était prêt à l’accueillir telle qu’une visiteuse désirable. Ses nerfs étaient si tendus,
sa passion bouillonnait si impétueusement avec une telle ardeur,
son âme était pleine d’un tel enthousiasme
que la vie, exacerbée par cette tension, paraissait prête à éclater, à se consumer en un moment, et disparaître pour toujours.»
«- Bonjour, mon aimé, prononçait la voix de Catherine. Lève-toi, viens chez nous, éveille-toi pour la joie claire. Nous t’attendons, moi et mon maître ; nous sommes des braves gens...
Nous sommes soumis à ta volonté...
Éteins la haine par l’amour... Dis une douce parole!»
«Un instinct animal lui faisait deviner un ennemi mortel.
Cependant il ne pouvait comprendre ce qui se passait en lui. La raison lui refusait son aide.»
«Ta tête est comme un serpent rusé
bien que ton cœur soit plein de larmes.»
«De celui qui t’aimera tu seras l’esclave. Toi-même donneras ta liberté en gage et ne la reprendras pas... Mais tu ne pourras pas cesser à temps d’aimer ; tu sèmeras un grain et ton séducteur récoltera l’épi tout entier...»
«Elle s’abattit sur la poitrine du vieillard endormi, passa son bras blanc autour de son cou, et comme
s’ils ne faisaient qu’un seul et même être,
elle fixait sur lui son regard enflammé.»
«Sans savoir ce qu’il faisait, à tâtons, il décrocha du mur un couteau précieux appartenant au vieillard.
L’étonnement parut sur le visage de Catherine, mais, en même temps, la colère et le mépris se reflétèrent dans ses yeux avec une intensité redoublée. Ordynov avait mal en la regardant...
Une force obscure poussait sa main... Il tira le couteau de sa gaine...
Catherine, immobile, retenant son souffle, le suivait des yeux... Il regarda le vieillard. À ce moment, il lui sembla que le vieillard lentement ouvrait les yeux et le regardait en souriant. Leurs yeux se rencontrèrent. Pendant quelques minutes, Ordynov le fixa, immobile... Soudain, il lui sembla que tout le visage du vieillard riait et que ce rire diabolique, glacial, éclatait enfin dans la chambre. Une pensée noire, hideuse, se glissait dans sa tête comme un serpent... Il tremblait... Le couteau lui échappa des mains et tomba avec bruit sur le parquet.»
«Et elle vous racontera des histoires...
Moi je ne m’en mêle pas... Mais je dois vous dire que des médecins de Moscou l’ont examinée, c’est-à-dire, Monsieur, qu’elle est complètement folle. Voilà ! Moi seul suis avec elle, et elle avec moi.
Nous vivons, prions Dieu... et espérons. Mais je ne la contredis jamais... Ordynov avait le visage tout bouleversé. Laroslav Ilitch regardait tantôt l’un, tantôt l’autre de ses visiteurs. – Mais non, Monsieur, non, reprit Mourine en hochant la tête avec importance.
Elle est ainsi ; sa tête est si folle qu’il faut toujours à son cœur un amoureux quelconque, son bien-aimé...
Et moi, Monsieur, j’ai vu... pardonnez-moi mes paroles stupides... continua Mourine en saluant et essuyant sa barbe, j’ai vu comment elle allait chez vous, et que vous, Votre Seigneurie, vouliez unir votre sort au sien...»
«Je n’aurais rien contre cela... Mais ma femme est malade. Ah ! si je n’avais pas ma femme ! Si j’étais seul ! Comme je vous aurais soigné ! Je vous aurais guéri ! Je connais des remèdes...»
Dostoïevski, La logeuse.
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