Derrida L'écriture et la différence
sábado, enero 11, 2014
"Cette puissance révélatrice du vrai langage littéraire comme poésie,
c'est bien l'accès à la libre parole, celle que le mot « être » (et peut-être
ce que nous visons sous la notion de « mot primitif » ou de « mot-principe »
(Buber) )
délivre de ses fonctions signalisatrices.
C'est quand l'écrit est défunt comme signe-signal qu'il naît comme langage;
alors il dit ce qui est, par là même ne renvoyant qu'à soi,
signe sans signification, jeu ou pur fonctionnement,
car il cesse d'être utilisé comme information naturelie, biologique ou technique,
comme passage d'un étant à l'autre ou d'un signifiant à un signifié. Or,
paradoxalement, l'inscription — bien qu'elle soit loin de le faire toujours — a
seule puissance de poésie, c'est-à-dire
d'évoquer la parole hors de son sommeil de signe.
En consignant la parole, elle a pour intention essentielle et elle prend le risque
mortel d'émanciper le sens à l'égard de tout champ de perception actuel, de
cet engagement naturel dans lequel tout se réfère à l'affect d'une situation
contingente. C'est pourquoi l'écriture ne sera jamais la simple « peinture de la
voix » (Voltaire). Elle crée le sens en le consignant, en le confiant à une gravure,
à un sillon, à un relief, à une surface que l'on veut transmissible à l'infini. Non
qu'on le veuille toujours, non qu'on l'ait toujours voulu; et l'écriture comme origine
de l'historicité pure, de la traditionalité pure, n'est que le telos d'une histoire de
l'écriture dont la philosophie restera toujours à venir. Que ce projet de tradition
infinie s'accomplisse ou non, il faut le reconnaître et le respecter dans son sens
de projet. Qu'il puisse toujours échouer, c'est la marque de sa pure finitude et de
sa pure historicité. Si le jeu du sens peut déborder la signification (la signalisation)
toujours enveloppée dans les limites régionales de la nature, de la vie, de l'âme, ce
débord est le moment du vouloir-écrire. Le vouloir-écrire ne se comprend pas à partir
d'un volontarisme. L'écrire n'est pas la détermination ultérieure d'un vouloir primitif.
L'écrire réveille au contraire le sens de volonté de la volonté : liberté, rupture avec
le milieu de l'histoire empirique en vue d'un accord avec l'essence cachée de
l'empirie, avec la pure historicité. Vouloir-écrire et non pas désir d'écrire, car il ne
s'agit pas d'affection mais de liberté et de devoir. Dans son rapport à l'être, le
vouloir-écrire voudrait être la seule issue hors de l'affection. Issue visée seulement
et d'une visée encore qui n'est pas sûre que le salut soit possible ni qu'il soit hors
de l'affection. Etre affecté, c'est être fini :
écrire serait encore ruser avec la finitude,
et vouloir atteindre à l'être hors de l'étant,
à l'être qui ne saurait être ni m'affecter lui-même.
Ce serait vouloir oublier la différence :
oublier l'écriture dans la parole présente,
soi-disant vive et pure."
JACQUES DERRIDA L'écriture et la différence
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