Derrida Mais cette crise en laquelle la raison est plus folle que la folie
domingo, enero 12, 2014
"Définir la philosophie comme vouloir-dire-l'hyperbole, c'est avouer
— et la philosophie est peut-être ce gigantesque aveu — que dans le dit
historique en lequel la philosophie se rassérène et exclut la folie,
elle se trahit elle-même (ou elle se trahit comme pensée),
elle entre dans une crise et en un oubli de soi
qui sont une période essentielle et nécessaire de son mouvement.
Je ne philosophe que dans la terreur, mais dans la terreur avouée d'être fou.
L'aveu est à la fois, dans son présent,
oubli et dévoilement,
protection et exposition : économie.
Mais cette crise en laquelle la raison est plus folle que la folie
— car elle est non-sens et oubli —
et où la folie est plus rationnelle que la raison
car elle est plus proche de la source vive quoique silencieuse ou murmurante du sens,
cette crise a toujours déjà commencé et elle est interminable. C'est assez dire que
si elle est classique, elle ne l'est peut-être pas au sens de l'âge classique mais au
sens du classique essentiel et éternel, quoique historique en un sens insolite.
Et nulle part et jamais le concept de crise n'a pu enrichir et rassembler toutes
les virtualités, toute l'énergie aussi de son sens, autant, peut-être, qu'à partir du
livre de Michel Foucault. Ici, la crise, c'est d'une part, au sens husserlien, le péril
menaçant la raison et le sens sous l'espèce de l'objectivisme, de l'oubli des origines,
du recouvrement par le dévoilement rationaliste et transcendantal lui-même.
Péril comme mouvement de la raison menacée par sa sécurité elle-même, etc.
La crise, c'est aussi la décision, la césure dont parle Foucault, la décision au sens
du xpîyetv, du choix et du partage entre les deux voies séparées par Parménide en
son poème,
la voie du logos et la non-voie, le labyrinthe, le «palintrope » où se perd le logos;
la voie du sens et celle du non-sens; de l'être et du non-être.
Partage à partir duquel, après lequel, le logos, dans la violence nécessaire de
son irruption, se sépare de soi comme folie, s'exile et oublie son origine et sa
propre possibilité. Ce qu'on appelle la finitude, n'est-ce pas la possibilité comme
crise? Une certaine identité de la conscience de crise et de l'oubli de la crise?
De la pensée de la négativité et de la réduction de la négativité? Crise de raison
enfin, accès à la raison et accès de raison. Car ce que Michel Foucault nous
apprend à penser, c'est qu'il existe des crises de raison étrangement complices
de ce que le monde appelle des crises de folie."
JACQUES DERRIDA L'écriture et la différence
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