Emily Brontë, Branwell Brontë, et la passion
miércoles, enero 29, 2014
"Mon âme ne sait pas la peur.
Elle ne vacille pas dans l’orage...
Il n’y a point de place pour la Mort,
Sa puissance ne peut anéantir un atome..."
"Ces angoisses devaient commencer dès l’année suivante. Le frère bien-aimé,
Branwell Brontë, après s’être fait chasser de vingt emplois pour son ivrognerie
et sa négligence, avait enfin obtenu une place de précepteur dans une famille
où sa sœur Anne était institutrice. Il y avait séduit la mère de son élève ; la chose
avait été découverte, et le jeune homme s’était enfui à Haworth, fou d’amour,
désespéré, plein de rage contre le destin qui le séparait de cette femme
passionnément désirée. Et, de retour chez son père, il n’eut d’autre soulagement
que de s’enivrer sans relâche, joignant l’ivresse de l’opium à celle de l’eau-de-vie.
Ses sœurs Charlotte et Anne, son père, tous les amis de la maison, se détournèrent
de lui avec horreur. Seule, Emily le chérissait davantage à mesure qu’elle le voyait
plus misérable. Tous les soirs, pendant des années, elle resta seule debout dans la
maison jusqu’au milieu de la nuit, parfois jusqu’au matin, pour attendre le retour de
son frère, qui s’attardait dans les tavernes. Ses sœurs, son père, tous les siens
dormaient : elle veillait, se distrayant à lire ou à écrire, mais davantage encore, sans
doute, à rêver devant les cendres éteintes. Elle guettait le bruit des pas du malheureux,
elle allait à sa rencontre, le conduisait à sa chambre, subissait sans impatience ses
injures et ses imprécations. Nul doute qu’elle ait copié d’après l’abrutissement de
Branwell l’abrutissement d’Earnshaw, un des plus singuliers personnages de son
roman ; mais nul doute aussi, comme l’a justement observé miss Robinson, que
les confidences de ce fou éperdu d’amoureuse passion lui aient servi à concevoir
les éclats sauvages de l’amour d’Heathcliff."
"Emily écrivit Wuthering Heights.
Elle l’écrivit dans ces longues soirées où elle restait seule à attendre le retour
de son frère, pendant que le bruit monotone du vent rendait plus lugubre encore
le lugubre silence de la maison endormie. Le jour, courant sur la bruyère, elle
méditait le plan, combinait les épisodes. À l’influence de son tempérament se
joignaient les souvenirs de Maturin et d’Hoffmann, ceux aussi des sombres
histoires de famille irlandaises que lui avaient racontées son père, maintenant
à demi aveugle, et pour qui tous les moyens étaient bons de se rendre intéressant.
La figure d’Heathcliff se dressait devant elle : et j’imagine que quelque chose dans
sa chair et ses nerfs lui faisait trouver plaisir à concevoir ce singulier amant,
contenu et passionné, féroce et humble, le seul amant qu’il aurait fallu à une âme
comme la sienne. Le soir, elle écrivait ce qu’elle avait imaginé dans le jour. Elle
essayait de se passionner aux enfantillages de la jeune Catherine, aux menus
détails de la vie des Linton ; mais tout à coup elle entendait au dehors des bruits
de pas, des jurons, des appels : et avant que son frère ne fût installé dans son lit,
elle assistait à de terribles monologues, où les malédictions, les invectives, les cris
de folle sensualité alternaient avec des soupirs et de vagues remords. Lorsqu’elle
voulait ensuite se remettre à l’histoire de Catherine, c’est Heathcliff qui s’imposait
à elle, avec son âme toute pleine des sauvages passions dont elle venait de percevoir
l’écho dans les discours avinés de Branwell."
Emily Brontë « joignait à l’énergie d’un homme la simplicité d’un enfant ».
Par T. de Wyzewa
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