Dostoïevski, Bobok. La puanteur de l’âme après la mort.
domingo, marzo 01, 2015
«Hier un ami est venu me voir.
« Ton style change, dit-il, il est tout haché. Tu haches, tu haches.
Une incidente, puis dans l’incidente encore une incidente, puis encore quelque chose entre parenthèses, puis tu recommences à hacher, encore et encore. »
Mon ami a raison. Il se passe quelque chose d’étrange en moi.
Mon caractère change, lui aussi, et la tète me fait mal.
Je commence à voir et à entendre des choses étranges.
Ce ne sont pas précisément des voix, mais c’est comme si quelqu’un
à mon côté répétait tout le temps : « Bobok, bobok, bobok ! » Que veut dire ce Bobok ? Il faut se distraire.»
«Je vais avec les autres jusqu’au cimetière. On s’écarte de moi, on me dédaigne. Il est vrai que mon uniforme est assez piètre. Il y a, je crois, vingt-cinq ans, que je ne suis entré dans un cimetière ; c’est encore un joli endroit.
D’abord l’odeur. Une quinzaine de morts réunis ; il y avait même deux catafalques : pour un général, et pour quelque dame du monde. Beaucoup de figures affligées ;
beaucoup de fausse affliction,
mais beaucoup de gaîté sincère aussi.
Le clergé ne doit pas se plaindre ; il a là de quoi se faire des revenus. Mais l’odeur ! l’odeur ! Je ne voudrais pas être du clergé d’ici.»
«Je ne sais pourquoi ; je restai au cimetière. Je m’assis sur une tombe et me mis à rêver conformément au lieu.
Le sujet de ma rêverie, qui fut d’abord l’exposition de Moscou, fut à la fin l’Étonnement en général. Et voici à quelles conclusions j’aboutis au sujet de l’admiration.
Admirer tout est idiot, c’est certain :
tandis que ne rien admirer est, pour une raison ou pour une autre beaucoup plus distingué et est reconnu de bon ton. Mais je doute qu’il en soit ainsi réellement.
À mon sens, n’admirer rien est beaucoup plus stupide qu’admirer tout.
En outre, ne rien admirer c’est ne rien apprécier. Et un homme stupide n’est pas capable d’apprécier. — Et moi, avant tout, je désire apprécier. J’ai soif d’apprécier — me dit un de ces jours un de mes amis.»
«Il est probable que je suis resté longtemps, même trop longtemps assis : ou plutôt je me suis couché sur une longue pierre qui avait l’aspect d’un cercueil de marbre. Tout à coup — comment cela se fit-il ? je me mis à entendre toute sorte de choses. D’abord je n’y fis pas attention : je fus dédaigneux. Cependant cela continuait. C’étaient des sons, étouffés comme si les bouches dont ils sortaient étaient couvertes de coussins ; mais en même temps distincts et très rapprochés. Je revins à moi, me dressai et me mis à écouter attentivement.»
«Que cela sortît du fond des tombes, voilà qui n’était pas douteux.»
«En voilà un mort contemporain !»
«Enfin la noble dame enterrée le matin avec catafalque,
donna des signes de réanimation sépulcrale.»
«— Dites-moi d’abord (je ne cesse de m’en étonner depuis hier.)
comment il se fait que nous parlions tous ici ?
Bien que morts, nous parlons et nous nous mouvons pour ainsi dire,
et pourtant nous n’avons ni parole ni mouvement. Quel est ce tour de passe-passe ?»
«— Il explique tout cela de la manière la plus simple. Là-haut, pendant notre vie, nous avons cru à tort, dit-il,
que la mort de là-haut était la mort.
Ici, pour ainsi dire, le corps revit encore une fois, les restes de la vie se concentrent, mais seulement dans la conscience.
La vie — je ne sais comment m’exprimer —
la vie continue, comme qui dirait, par inertie.
Tout est, selon lui, concentré quelque part dans la conscience et continue à vivre encore deux ou trois mois, parfois même six mois.... Il y a par exemple ici un bonhomme qui, bien qu’à peu près complètement décomposé, pourtant, une fois toutes les six semaines, marmotte un mot unique, dépourvu de sens, naturellement, qui est « bobok, bobok. » C’est donc qu’en lui aussi couve encore sous les cendres une imperceptible étincelle de vie
— Passablement idiot, mais, voyons, dites-moi, comment se fait-il que sans odorat, je sente la puanteur ?
— C’est que... hé hé, ici notre philosophe paraît se perdre dans la brume. Il fait observer précisément, à propos de l’odorat, que
la puanteur que nous sentons est une puanteur, pour ainsi dire, morale,
hé hé,
l’odeur, comme qui dirait de l’âme,
afin, que dans l’espace de ces trois mois, nous puissions nous repentir... et que c’est, pour ainsi dire,
une suprême manifestation de la miséricorde...
Seulement, baron, à mon avis, tout cela n’est que du délire mystique,
très excusable d’ailleurs dans la position où se trouve notre ami.
— Assez, assez ! le reste aussi, j’en suis sûr, n’est que billevesées. L’essentiel, le voilà :
il y a deux ou trois mois de vie, et puis à la fin :
— « bobok ».
Je vous propose donc à tous de passer ces deux mois de la façon la plus agréable possible et pour cela, d’arranger notre vie en partant de principes différents des anciens. Messieurs, je propose de supprimer la honte !»
«Là haut nous étions tous liés avec des cordes pourries.
Brisons les cordes et vivons ces deux mois dans la vérité
la plus éhontée. Dévoilons-nous ! Mettons-nous à nu !»
«À ce moment j’éternuai tout à coup. Cela fut soudain et imprévu, mais l’effet produit fut saisissant : tout se tut dans le cimetière ; tout disparut comme un rêve. Il se fit un véritable silence de mort. Je ne crois pas qu’il aient eu honte à cause de moi, puisqu’ils étaient convenus de n’avoir plus de honte ! J’attendis cinq minutes — pas une parole, pas un son ! Il n’est pas admissible non plus qu’ils aient eu peur d’être dénoncés à la police, car que peut la police ici ? Je me vois obligé de conclure
qu’ils doivent avoir quelque secret, inconnu des vivants
et qu’ils cachent soigneusement à tout vivant.
Eh bien ! mes chéris, pensai-je, je reviendrai vous voir encore. Puis je quittai le cimetière.»
Dostoïevski, Bobok.
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