El hombre que anda l
viernes, diciembre 06, 2013
"Il s’appelait Jean-Baptiste Grenouille et si son nom, (...) est aujourd’hui
tombé dans l’oubli, ce n’est assurément pas que Grenouille fût moins bouffi
d’orgueil, moins ennemi de l’humanité, moins immoral, en un mot moins impie
que ces malfaisants plus illustres, mais c’est que son génie et son unique
ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans l’histoire :
au royaume évanescent des odeurs."
"et la douleur tuait toute sensibilité aux sensations extérieures."
"A part cela, cette femme morte ne ressentait rien. D’un autre côté...
ou peut-être précisément à cause de cette totale absence d’émotions,
Mme Gaillard avait un sens implacable de l’ordre et de la justice."
"Son corps n’avait besoin que d’un minimum de nourriture et de vêtements.
Son âme n’avait besoin de rien.
Les sentiments de sécurité, d’affection, de tendresse, d’amour,
et toutes ces histoires qu’on prétend indispensables à un enfant,
l’enfant Grenouille n’en avait que faire. Au contraire, il nous semble qu’il avait
lui-même résolu de n’en avoir rien à faire dès le départ, tout simplement
pour pouvoir vivre. Le cri qui avait suivi sa naissance, ce cri qu’il avait poussé
sous l’étal, signalant son existence et envoyant du même coup sa mère à l’échafaud,
n’avait pas été un cri instinctif réclamant pitié et amour. C’était un cri délibéré,
qu’on dirait pour un peu mûrement délibéré et par lequel le nouveau-né avait
pris parti contre l’amour et pourtant pour la vie.
Il faut dire qu’étant donné les circonstances,
celle-ci n’était d’ailleurs possible que sans celui-là,
et que si l’enfant avait exigé les deux, il n’aurait certainement pas tardé à périr
misérablement. Il est vrai que, sur le moment, il aurait aussi bien pu choisir
la seconde possibilité qui s’offrait à lui : se taire et passer de la naissance
à la mort sans faire le détour par la vie, épargnant du même coup au monde
et à lui-même quantité de malheurs. Mais pour s’esquiver aussi modestement,
il eût fallu un minimum de gentillesse innée, et Grenouille ne possédait rien de tel.
Il était, dès le départ, abominable. S’il avait choisi la vie, c’avait été par pur défi
et par pure méchanceté.
Il va de soi qu’il n’avait pas choisi comme le fait un être adulte,
mettant en œuvre son expérience et sa plus ou moins grande raison pour se décider
entre deux options distinctes.
Mais il avait tout de même choisi, de façon végétative,
comme un haricot qu’on jette et qui choisit de germer, ou bien préfère y renoncer."
"Une tique comme cela, voilà ce qu’était l’enfant Grenouille.
Il vivait refermé sur lui-même,
attendant des temps meilleurs. Au monde,
il ne donnait rien que ses excréments ;
pas un sourire, pas un cri, pas un regard brillant, pas même sa propre odeur.
Toute autre femme aurait rejeté cet enfant monstrueux. Mme Gaillard, non.
Car elle ne sentait pas qu’il ne sentait rien et elle ne s’attendait pas de sa part
à quelque émotion, puisqu’elle avait elle-même l’âme hermétiquement scellée."
"C`est ainsi qu’il apprit à parler. Les mots qui ne désignaient pas d’objets odorants,
et par conséquent les notions abstraites, surtout d’ordre éthique et moral,
lui posaient de graves problèmes. Il était incapable de les retenir, il les confondait,
et, même une fois adulte, il les employait encore à contrecœur et souvent de façon
erronée : droit, conscience, Dieu, tout ce qu’on entendait exprimer par là était pour lui
un mystère et le demeurait."
"toutes ces grotesques disproportions entre la richesse du monde perçu par l’odorat
et la pauvreté du langage amenaient le garçon à douter
que le langage lui-même eût un sens,
et il ne s’accommodait de son emploi que lorsque le commerce d’autrui l’exigeait
absolument."
"C'était des dizaines, des centaines de milliers d’odeurs spécifiques qu’il avait
collectionnées et qu’il avait à sa disposition, avec tant de précision et d’aisance
que non seulement il se les rappelait quand il les sentait à nouveau,
mais qu’il les sentait effectivement lorsqu’il se les rappelait ; plus encore,
il était capable, par la seule imagination, de les combiner entre elles de façons nouvelles,
si bien qu’il créait en lui des odeurs qui n’existaient pas du tout dans le monde réel.
C’était comme s’il avait appris tout seul et possédait un gigantesque vocabulaire
d’odeurs, lui permettant de construire une quasi infinité de phrases olfactives nouvelles
– et ce à un âge où les autres enfants, à l’aide des mots qu’on leur a laborieusement
inculqués, bredouillent tout juste leurs premières phrases conventionnelles
pour rendre très imparfaitement compte du monde qui les entoure.
Son don rappelait peut-être celui du petit musicien prodige qui a su dégager
des mélodies et des harmonies l’alphabet des notes simples et qui dès lors
compose lui-même des mélodies et des harmonies complètement nouvelles
– à ceci près, toutefois, que l’alphabet des odeurs était incomparablement plus
vaste et plus nuancé que celui des notes, et à cette autre différence encore que
l’activité de l’enfant prodige Grenouille se déroulait exclusivement en lui
et ne pouvait être perçue de personne que de lui-même."
"Extérieurement, il était de plus en plus renfermé. Ce qu’il préférait par-dessus tout,
c’était de vagabonder seul dans le nord du faubourg Saint-Antoine,
à travers les jardins potagers, les vignes et les prés. Parfois, le soir, il ne rentrait
pas et il disparaissait pendant des jours.
La correction à coups de bâton qui s’ensuivait ne lui arrachait pas le moindre cri
de douleur. Consigné à la maison, privé de nourriture, condamné à des tâches
punitives, il ne modifiait pas sa conduite pour autant."
L' objectif de ses chasses, c’était tout simplement de s’approprier tout
ce que le monde pouvait offrir d’odeurs, et il y mettait comme seule condition
que les odeurs fussent nouvelles.
L’odeur d’un cheval écumant de sueur avait pour lui autant de prix que le délicat
parfum vert de boutons de roses qui se gonflent, la puanteur âcre d’une punaise
ne valait pas moins que les effluves d’un rôti de veau farci, embaumant depuis
les cuisines de quelque notable.
Tout, il dévorait tout, il absorbait tout.
Même dans la cuisine olfactive de son imagination créatrice et synthétisante,
où il composait sans cesse de nouvelles combinaisons odorantes,
aucun principe esthétique ne prévalait encore. C’étaient des bizarreries, qu’il créait
pour les démonter aussitôt, comme un enfant qui joue avec des cubes,
inventif et destructeur, et apparemment sans principe créateur."
"Grenouille était à la torture. Pour la première fois, ce n’était pas seulement
l’avidité de son caractère qui était blessée, c’était effectivement son cœur
qui souffrait. Il avait l’étrange prescience que
ce parfum était la clef de l’ordre
régissant tous les autres parfums
et que l’on ne comprenait rien aux parfums si l’on ne comprenait pas celui-là ;
et lui, Grenouille, allait gâcher sa vie s’il ne parvenait pas à le posséder.
Il fallait qu’il l’ait, non pour le simple plaisir de posséder, mais pour
assurer la tranquillité de son cœur."
"A dater de ce jour, en revanche, il lui semblait savoir enfin qui il était vraiment :
en l’occurrence,
rien de moins qu’un génie ;
et que sa vie avait un sens et un but et une fin et une mission transcendante,
celle, en l’occurrence, de révolutionner l’univers des odeurs,
pas moins ;
et qu’il était le seul au monde à disposer de tous les moyens que cela exigeait :
à savoir son nez extraordinairement subtil, sa mémoire phénoménale et,
plus important que tout, le parfum pénétrant de cette jeune fille de la rue des Marais,
qui contenait
comme une formule magique
tout ce qui fait une belle et grande odeur, tout ce qui fait un parfum : délicatesse,
puissance, durée, diversité, et une beauté irrésistible, effrayante.
Il avait trouvé la boussole de sa vie à venir.
Et comme tous les scélérats de génie
à qui un événement extérieur trace une voie droite dans le chaos de leur âme,
Grenouille ne dévia plus de l’axe qu’il croyait avoir trouvé à son destin.
Il comprenait maintenant clairement pourquoi il s’était cramponné à la vie
avec autant d’obstination et d’acharnement :
il fallait qu’il soit un créateur
de parfums. Et pas n’importe lequel. Le plus grand parfumeur de tous les temps."
"Car Grenouille avait effectivement le meilleur nez du monde,
tant pour l’analyse que pour la vision créatrice,
mais il n’était pas encore capable de s’emparer concrètement des odeurs."
"Grenouille était fasciné par cette opération. Si jamais quelque chose dans sa vie
avait provoqué l’enthousiasme – certes pas un enthousiasme visible de l’extérieur :
un enthousiasme caché, brûlant comme à flamme froide –, c’était bien ce procédé
permettant, avec du feu, de l’eau, de la vapeur et un appareil astucieux,
d’arracher aux choses leur âme odorante.
Cette âme odorante, l’huile éthérique, était bien ce qu’elles avaient de mieux,
c’était tout ce qui l’intéressait en elles."
"Grenouille, lui, assis un peu plus dans l’ombre, n’écoutait pas du tout.
Les vieilles histoires ne l’intéressaient pas. Ce qui l’intéressait exclusivement,
c’était ce procédé nouveau. Il ne quittait pas des yeux le petit tuyau qui partait
du chapiteau de l’alambic et d’où sortait le mince jet de liquide. Et en le regardant
ainsi fixement,
il s’imaginait être lui même un alambic de ce genre,
où cela bouillait comme dans celui-là et d’où jaillissait un liquide,
comme là, mais meilleur, plus nouveau, plus insolite,
produit de la distillation des plantes exquises qu’il avait cultivées en lui-même,
qui y fleurissaient sans que personne d’autre que lui en sente l’odeur
et dont le parfum unique pourrait transformer le monde en un Eden odorant
où, pour lui, l’existence serait à peu près supportable.
Etre soi-même un gros alambic qui inonderait le monde des parfums
qu’il aurait créés seul, tel était le rêve fou auquel s’abandonnait Grenouille."
"Grenouille eut l’air d’un martyr lapidé de l’intérieur, suppurant par mille plaies"
"Il voulait, ... créer ... des parfums personnels
qui, tels des vêtements sur mesure, n’iraient qu’à une personne,
ne pourraient être utilisés que par elle et porteraient juste son illustre nom."
"C' est alors que soudain les lèvres du mourant s’ouvrirent et que, d’une voix
dont la netteté et la fermeté n’évoquaient guère une fin prochaine, il dit :
— Dites, Maître : y a-t-il d’autres moyens que l’expression et la distillation,
pour extraire des corps leurs parfums ?"
"— Il y en a trois, mon fils :
l’enfleurage à chaud,
l’enfleurage à froid et
l’enfleurage à l’huile.
Ils ont sur la distillation beaucoup d’avantages et ils s’emploient pour extraire
les parfums les plus fins : le jasmin, la rose et la fleur d’oranger."
****
Note de la Wikipedia:
"Enfleurage
L'enfleurage est une forme d'extraction utilisée en parfumerie.
Il repose sur le pouvoir d'absorption d'une huile essentielle par les corps gras.
Il existe deux types d'enfleurage :
l'enfleurage à froid
l'enfleurage à chaud
L'enfleurage à froid[modifier | modifier le code]
Cette technique est plus coûteuse que le procédé plus classique de la distillation
mais elle permet de traiter des fleurs fragiles (comme les fleurs de jasmin) qui
conservent leur odeur après la cueillette mais qui ne supportent pas la chaleur.
La graisse inodore, souvent de la graisse animale raffinée, est étalée sur les deux
faces en verre d'un châssis en bois. Après avoir été soigneusement triées, les fleurs
sont piquées délicatement dans la graisse. Tous les jours, on retourne les châssis
pour faire tomber les fleurs qui ont "cédé" leur essence aux lipides et on les remplace.
La graisse absorbe l'odeur des fleurs pendant trois mois, jusqu'à saturation.
Par cette méthode, 1 kilogramme de graisse peut absorber le parfum
de 3 kilogrammes de fleurs.
À la fin de l'enfleurage, on recueille la graisse avec une spatule. On fait fondre
doucement cette pommade qui est ensuite décantée par traitement éthylique.
La graisse parfumée est alors introduite dans une batteuse avec de l'alcool.
Durant cette extraction, les molécules odorantes se dissolvent dans l'alcool.
Le mélange est refroidi
afin de pouvoir ôter la graisse appauvrie en essence par filtration.
Après avoir éliminé l'alcool par distillation sous vide, en général à froid, on obtient
ce que l'on appelle l'absolue.
Industriellement, cette technique a été abandonnée vers 1930 car il fallait une
importante main-d'œuvre et un grand nombre de châssis. De plus, la graisse
était difficile à manipuler car elle fondait dès qu'il faisait trop chaud.
Déjà connu dans l'Antiquité par les Égyptiens,
l'enfleurage à chaud ou digestion
fut aussi pratiqué en France, à Grasse : on mettait à fondre de la graisse dans de
grandes marmites chauffées au bain-marie et on y jetait les fleurs.
On remuait le mélange pendant deux heures. Le lendemain, on enlevait les fleurs
de la veille avec une passoire plate et on les remplaçait par des fleurs fraîches.
On répétait au moins 10 fois l'opération. Lorsque la graisse ne pouvait plus
absorber le parfum des fleurs, on filtrait pour séparer la graisse des fleurs.
On obtenait une pâte parfumée appelée pommade que l'on traitait par la même
technique d'extraction que pour un enfleurage à froid.
Le rosier cent-feuilles, la violette, la fleur d'oranger et la cassie étaient traités ainsi."
http://fr.wikipedia.org/wiki/Enfleurage
"Absolue
L'absolue est un extrait obtenu à partir d’une concrète ou d’un résinoïde
par extraction à l’éthanol à température ambiante ou plus généralement par
chauffe, puis par refroidissement afin de filtrer la partie claire qui est obtenue
par décantation. Pour filtrer le soluté, on utilise différents types de filtres :
filtres tangentiels, filtres Büchner, filtres rotatifs, filtres à presse.
Le filtrat est ensuite distillé, à pression atmosphérique ou sous vide
en fonction des produits rencontrés pour retirer l'éthanol.
De manière générale, l'absolue est issue de matière végétale.
L'industrie de création de parfum utilise beaucoup les absolues
dans leurs compositions, le tout dans des proportions très infimes.
Pour qu'une absolue soit bonne, il faut qu'elle soit soluble dans l'éthanol."
http://fr.wikipedia.org/wiki/Absolue
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"Grenouille, qui n’avait pas plus d’honneur
qu’il ne croyait aux saints ni, encore moins, à l’âme de sa pauvre mère, jura.
Il aurait juré n’importe quoi. Il aurait accepté de Baldini n’importe quelle condition,
car il voulait avoir ce ridicule brevet de compagnon, qui lui permettrait de vivre
sans se faire remarquer,
de voyager sans encombre
et de trouver de l’embauche.
Tout le reste lui était égal.
D’ailleurs, qu’est-ce que c’était que ces conditions ? Ne plus mettre les pieds à Paris ?
Qu’avait-il à faire de Paris ?
Il connaissait la ville jusque dans son dernier recoin puant,
il l’emporterait avec lui,
où qu’il aille, il possédait Paris depuis des années.
Ne fabriquer aucun des parfums à succès de Baldini, ne communiquer aucune formule ?
Comme s’il n’était pas capable d’en inventer mille autres tout aussi bons,
et meilleurs pour peu qu’il le voulût !
Mais il n’en avait pas du tout l’intention.
Il n’avait nullement le projet de faire concurrence à Baldini ou d’entrer chez quelque
autre parfumeur bourgeoisement établi.
Il ne partait pas pour faire fortune avec son art,
il ne tenait même pas à en vivre, s’il pouvait vivre autrement.
Il voulait extérioriser son monde intérieur, rien d’autre, son monde intérieur,
qu’il trouvait plus merveilleux que tout ce qu’avait à lui offrir le monde extérieur."
"Il ne lui tendit pas la main, la sympathie n’allait tout de même pas jusque-là.
Jamais il ne lui avait donné la main. Il avait d’ailleurs toujours évité de le toucher,
obéissant en cela à une sorte de pieuse répugnance,
comme s’il avait risqué d’être contaminé, de se souiller.
Il se contenta d’un bref adieu. Grenouille répondit d’un signe de tête,
se détourna en courbant l’échine, et s’éloigna. La rue était déserte."
"Il n' avait jamais aimé ce gaillard,
jamais, maintenant il pouvait enfin se l’avouer. Pendant tout le temps où il l’avait
hébergé sous son toit et l’avait exploité,
il avait été mal à son aise.
Il se sentait comme un homme intègre qui pour la première fois fait quelque
chose de défendu, truque son jeu. Certes, il y avait peu de risque d’être démasqué,
et une chance immense de succès ; mais grandes aussi avaient été la
nervosité et la mauvaise conscience. De fait, au cours de toutes ces années,
il n’y avait pas eu un seul jour où il n’avait été poursuivi par la déplaisante
idée qu’il lui faudrait payer, d’une manière ou d’une autre, pour s’être commis
avec cet individu. Pourvu que ça tourne bien ! marmonnait-il sans cesse comme
une prière, pourvu que j’arrive à encaisser le fruit de cette aventure, sans avoir à
payer la facture ! Pourvu que j’y arrive ! Bien sûr, ce n’est pas bien, ce que je fais là,
mais Dieu fermera les yeux, je suis sûr qu’il fermera les yeux ! Au cours de ma vie,
Il m’a plus d’une fois châtié assez durement, sans raison aucune, ce ne serait donc
que justice, si cette fois Il se montrait conciliant.
En quoi consiste donc mon crime,
à supposer que c’en soit un ? Tout au plus en ceci que j’agis un peu en marge
des règles de la corporation en mettant à profit les dons prodigieux d’un ouvrier
non qualifié et que je fais passer pour miennes ses capacités."
"Grenouille ressentait cette simplicité comme une délivrance.
Ces odeurs tranquilles flattaient sa narine. Pour la première fois de sa vie,
il n’était pas obligé, à chaque respiration, de s’attendre à flairer quelque chose
de nouveau, d’inattendu, d’hostile, ou à perdre quelque chose d’agréable.
Pour la première fois, il pouvait respirer presque librement sans avoir
sans cesse
en même temps l’odorat aux aguets. Nous disons « presque », parce que,
naturellement, rien ne passait par le nez de Grenouille de façon vraiment libre.
Même quand il n’y avait aucune raison à cela, une certaine réserve instinctive
restait chez lui
toujours en éveil à l’égard de tout ce qui venait de l’extérieur
et prétendait qu’il le laisse entrer en lui.
Tout au long de sa vie, même dans les rares moments où il connut des bouffées
de satisfaction, de contentement, voire peut-être de bonheur,
il préféra toujours l’expiration à l’aspiration
– de la même façon, d’ailleurs, qu’il n’avait pas commencé sa vie en prenant
son souffle avec espoir, mais
en poussant un cri meurtrier.
Mais à cette restriction près, qui était chez lui une limite innée, Grenouille
se sentait de mieux en mieux en s’éloignant de Paris, il respirait de plus en
plus facilement."
"Ce qu’il ressentait le plus comme une libération, c’était l’éloignement des hommes."
"C' est cette concentration d’odeur humaine qui l’avait oppressé
pendant dix-huit ans comme un orage qui menace,
Grenouille s’en rendait compte maintenant qu’il commençait à y échapper.
Jusque là, il avait toujours cru que c’était le monde en général qui le contraignait
à se recroqueviller.
Mais ce n’était pas le monde, c’étaient les hommes.
Avec le monde, apparemment,
le monde déserté par les hommes,
on pouvait vivre."
"Bien avant que le moindre signe visible annonce la proximité de la ville,
Grenouille perçut que l’humanité devenait plus dense dans l’atmosphère "
"atmosphère toute poisseuse d’humanité."
"Il n’évita plus désormais seulement les villes, il évita les villages.
Il était comme enivré par cet air de plus en plus délayé,
de plus en plus étranger à l’humanité."
"il ne supportait plus l’odeur personnelle des paysans qui faisaient
la première coupe des foins. Il s’esquivait à l’approche de chaque troupeau
de moutons, non pas à cause des moutons, mais pour échapper à l’odeur
du berger.
Il prenait à travers champs,
préférant allonger son itinéraire de plusieurs lieues, quand, des heures à l’avance,
il flairait un escadron de cavaliers qui allaient venir sur lui. Non qu’il craignît,
comme d’autres compagnons du tour de France ou comme des vagabonds,
qu’on le contrôlât, qu’on lui demandât ses papiers, voire qu’on l’enrôlât dans
une armée (il ne savait même pas qu’il y avait la guerre), mais pour la pure et
simple raison que l’odeur humaine des cavaliers le dégoûtait. C’est ainsi
qu’insensiblement et
sans qu’il l’eût particulièrement décidé,
son projet de rallier Grasse au plus vite s’estompa ; ce projet s’était en quelque
sorte dissous dans la liberté,
comme tous ses autres plans et projets.
Grenouille ne voulait plus aller nulle part,
il ne voulait plus que fuir,
fuir loin des hommes.
Pour finir, il ne marcha plus que de nuit.
Dans la journée, il se tapissait dans les sous-bois, dormait sous des buissons,
dans des fourrés, dans les endroits les plus inaccessibles qu’il pouvait trouver,
roulé en boule comme une bête, enveloppé dans la couverture de cheval
couleur de terre qu’il se ramenait sur la tête, le nez coincé au creux de son bras
et tourné vers le sol, afin que ses rêves ne soient pas troublés par la moindre
odeur étrangère. Il se réveillait au coucher du soleil, flairait dans toutes les
directions ; quand il s’était ainsi assuré que le dernier paysan avait quitté son
champ et que même le voyageur le plus téméraire avait trouvé un gîte dans
l’obscurité grandissante, quand enfin la nuit et ses prétendus dangers
avaient balayé jusqu’au dernier homme de la surface des terres,
alors seulement Grenouille s’extrayait de sa cachette et poursuivait son voyage.
Il n’avait pas besoin de lumière pour y voir. Déjà naguère, quand il marchait
encore de jour, il avait souvent tenu les yeux fermés pendant des heures
et avancé en ne se fiant qu’à son nez. L’image trop crue du paysage,
et tout ce que la vision oculaire avait d’aveuglant, de brusque et d’acéré
lui faisait mal. Il ne consentait à ouvrir les yeux qu’au clair de lune."
"Ce monde comme un moulage de plomb, où rien ne bougeait que le vent
(...) et où rien ne vivait que les odeurs de la terre nue,
était le seul monde qui avait son agrément, car
il ressemblait au monde de son âme."
"Il alla ainsi vers le Midi. Ou à peu près dans cette direction,
car il ne marchait pas à la boussole magnétique,
mais seulement à la boussole de son nez, qui le faisait contourner toute ville,
tout village, tout hameau. Des semaines durant, il ne rencontra âme qui vive.
Et il aurait pu se bercer de l’illusion rassurante
qu’il était seul dans ce monde obscur
ou baigné de clair de lune, si sa boussole sensible ne lui avait pas prouvé le contraire.
Même la nuit, il y avait des hommes. Même dans les régions les plus reculées,
il y avait des hommes. Ils s’étaient seulement retranchés dans leurs trous de rats
pour y dormir.
La terre n’était pas débarrassée d’eux,
car même dans leur sommeil ils la salissaient par leur odeur, qui filtrait par les
fenêtres et les fentes de leurs logis, envahissant l’air libre et empestant une nature
qu’ils n’avaient abandonnée qu’en apparence. Plus Grenouille s’habituait à un air
plus pur, plus il était sensible au choc de telle odeur humaine qui soudain, au moment
où il s’y attendait le moins, venait dans la nuit flotter à sa narine comme une
odeur de purin, trahissant la présence de quelque cabane de berger, ou d’une hutte
de charbonnier ou d’un repaire de brigands. Et il fuyait plus loin,
réagissant de plus en plus vivement
à l’odeur toujours plus rare des hommes. Son nez le conduisit ainsi
dans des contrées de plus en plus reculées,
l’éloignant de plus en plus des hommes et le tirant de plus en plus puissamment
vers le pôle magnétique
de la plus grande solitude possible."
"Même Lebrun, le bandit auvergnat recherché de toutes parts,
avait préféré gagner les Cévennes pour s’y faire capturer et écarteler,
plutôt que de se cacher au Plomb du Cantal, où sûrement personne ne
l’aurait cherché ni trouvé, mais où, tout aussi sûrement,
il serait mort de cette interminable solitude,
ce qui lui parut pire encore. A des lieues à la ronde ne vivait ni un être humain
ni un animal à sang chaud qui fût digne de ce nom, juste quelques chauves-souris,
quelques insectes et des vipères. Depuis des dizaines d’années,
personne n’avait gravi le sommet."
"Grenouille était au but.
Mais en même temps il était pris."
"il avait échappé à l’odieuse calamité ! I !
était effectivement complètement seul !
Il était le seul homme au monde !
Une énorme jubilation éclata en lui."
"Il se comporta comme un fou jusqu’à une heure avancée de la nuit."
"Il trouva aussi de la nourriture, à savoir des salamandres et de petites
couleuvres à collier : après les avoir décapitées, il les dévora avec la peau et les os.
Il les accompagna de lichens secs, d’herbe et de graines de mousse. Cette
alimentation parfaitement impossible selon les critères bourgeois ne le dégoûtait
pas le moins du monde. Déjà, au cours des derniers mois et des dernières semaines,
il avait renoncé à se nourrir d’aliments préparés par l’homme, comme le pain,
la charcuterie et le fromage, préférant consommer indistinctement, quand il
se sentait affamé, tout ce qui pouvait lui tomber sous la main de vaguement
comestible. Il n’était rien moins qu’un gourmet. D’ailleurs, plus généralement,
le plaisir n’était pas son fait,
quand le plaisir consistait à autre chose qu’à jouir d’une odeur immatérielle.
Le confort n’était pas non plus son fait, et il se serait contenté d’installer sa
couche à même le roc."
"et pour chasser des lézards et des serpents. De nuit, ils étaient faciles à attraper,
car ils étaient tapis sous des cailloux plats ou dans de petites anfractuosités
où il les découvrait à l’odeur."
"Car c’est là, dans la crypte, qu’il vivait pour de bon. C’est-à-dire qu’il y restait
assis vingt bonnes heures par jour, dans l’obscurité complète,
le silence absolu
et l’immobilité totale, sur sa couverture de cheval au fond de son boyau de pierre,
le dos calé contre l’éboulis, les épaules coincées entre les rochers,
et se suffisant à lui-même."
"et il vivait pourtant avec une intensité et dans des débordements
comme jamais viveur n’en connut de tels dans le monde extérieur."
"Alors explosait tout d’un coup (c’était le but de l’exercice) toute sa haine accumulée,
avec la violence d’un orgasme. Tel un orage, il se ruait sur ces odeurs qui avaient
osé offenser ses nobles narines. Telle la grêle sur un champ de blé, il les flagellait,
tel un ouragan il pulvérisait toute cette racaille et la noyait dans un gigantesque
déluge purificateur d’eau distillée.
Si juste était son courroux. Si redoutable était sa vengeance.
Ah ! quel instant sublime ! Grenouille, le petit homme, tremblait d’excitation,
son corps se tordait de jouissance délicieuse et s’arquait si bien que, pendant
un moment, il se cognait le crâne contre le haut du boyau, pour retomber ensuite
lentement et rester étendu, libéré et profondément satisfait, C’était vraiment trop
agréable, cet acte éruptif par lequel il massacrait toutes les odeurs répugnantes,
vraiment trop agréable... Pour un peu, ce numéro eût été son préféré, dans la série
des sketches qui se succédaient sur son grand théâtre intérieur, car il laissait
la sensation merveilleuse d’un sain épuisement, que donnent seules les actions
héroïques et vraiment grandioses."
"il n’y avait pas du tout de choses dans l’univers intérieur
de Grenouille, mais uniquement les odeurs des choses."
"Il filait à travers tout son royaume et jusque dans les provinces les plus reculées,
le grand Grenouille,
l’impétueux jardinier,
et bientôt il n’y avait plus un seul coin où il n’eût semé quelque grain de parfum."
"Et quand il voyait que c’était bien,
et que le pays tout entier était imprégné
de sa divine semence
de Grenouille, alors le grand Grenouille faisait tomber une pluie d’esprit-de-vin,
douce et régulière, et tout se mettait partout à germer et à verdoyer et à pousser,
que cela vous réjouissait le cœur."
"Alors le Grand Grenouille ordonnait
à la pluie de cesser. Et elle cessait.
Et il envoyait sur le pays le doux soleil de son sourire,
et d’un seul coup éclatait la splendeur de ces milliards de fleurs,
d’un bout à l’autre du royaume, tissant un seul tapis multicolore,
fait de myriades de corolles aux parfums délicieux.
Et le Grand Grenouille voyait que c’était bien,
très, très bien. Et il soufflait sur le pays le vent de son haleine. Et les fleurs, caressées,
exhalaient leurs senteurs et, mêlant leurs myriades de parfums,
en faisaient un seul parfum,
changeant sans cesse et pourtant sans cesse uni,
un parfum universel d’adoration qu’elles adressaient à lui,
le Grand, l’Unique, le Magnifique Grenouille ;
et lui, trônant sur un nuage à l’odeur d’or, aspirait à nouveau en retour,
la narine dilatée, et l’odeur de l’offrande lui était agréable. Et il condescendait
à bénir plusieurs fois
sa création,
ce dont celle-ci lui rendait grâces par des hymnes de joie et de jubilation et
derechef en faisant monter vers lui des vagues de magnifiques parfums."
"Cela donnerait une vraie nuit de bal
pour tous ces parfums, assortie d’un gigantesque feu d’artifice de parfums
éblouissants."
"Voyez,
j’ai accompli une grande œuvre
et elle m’agrée fort.
Mais, comme tout ce qui est achevé,
elle commence à m’ennuyer. J’entends me retirer ..."
"La double fonction
de vengeur et de créateur du monde
n’était pas peu astreignante, et se laisser ensuite fêter des heures durant par sa
propre progéniture, ce n’était pas de tout repos non plus.
Las de ses tâches divines de création et de représentation,
le Grand Grenouille avait soif ..."
"Son cerveau était soudain tout aussi vide que les bouteilles."
"monde réel lui brûlait la peau."
Patrick Süskind Le parfum Histoire d’un meurtrier
(extraits, notas para el estudio del hombre que anda)
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