Rimbaud La suppression du monde extérieur

domingo, diciembre 08, 2013




"le charme infernal [le] rajeunit sans cesse"

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Les textes établis par André Guyaux.


Villes
[1.1
L'acropole officielle outre les conceptions de la barbarie
moderne les plus colossales. Impossible d'exprimer
5 le jour mat produit par le ciel immuablement gris.
Side 49
l'éclat impérial des bâtisses, et la neige étemelle/
du sol. On a reproduit dans un goût d'énormité singulier
toutes les merveilles classiques de l'architecture.
J'assiste à des expositions de peinture dans des
10 locaux vingt fois plus vastes qu'Hampton-Court.
Quelle peinture! Un Nabuchodonosor norwégien a
fait construire les escaliers des ministères; les subalternes
que j'ai pu voir sont déjà plus fiers que des Brahmas
et j'ai tremblé à l'aspect de colosses des gardiens et
15 officiers de constructions. Par le groupement des
bâtiments en squares, cours et terrasses fermées,
on a évincé les cochers. Les parcs représentent la
nature primitive travaillée par un art superbe.
Le haut quartier a des parties inexplicables: un
20 bras de mer, sans bateaux, roule sa nappe de
grésil bleu entre des quais chargés de candélabres
géants. Un pont court conduit à une poterne
immédiatement sous le dôme de la Sainte-Chapelle.
Ce dôme est une armature d'acier artistique de
25 quinze mille pieds de diamètre environ.
Sur quelques points des passerelles de cuivre,
des plates-formes, des escaliers qui contournent les
halles et les piliers, j'ai cru pouvoir juger la
profondeur de la ville. C'est le prodige dont je
30 n'ai pu me rendre compte: quels sont les niveaux
des autres quartiers sur ou sous l'acropole?
Pour l'étranger de notre temps la reconnaissance
est impossible. Le quartier commerçant est un
circus d'un seul style, avec galeries à arcades.
35 On ne voit pas de boutiques. Mais la neige de
la chaussée est écrasée; quelques nababs aussi rares
que les promeneurs d'un matin de dimanche à
Londres, se dirigent vers une diligence de diamants.
Quelques divans de velours rouge: on sert des boissons
40 polaires dont le prix varie de huit cents à huit
mille roupies. A l'idée de chercher des théâtres sur
ce circus, je me réponds que les boutiques doivent
contenir des drames assez-sombres. Je pense
qu'il y a une police; mais la loi doit être
45 tellement étrange, que je renonce àme faire une
idée des aventuriers d'ici.
Le faubourg aussi élégant qu'une belle rue
de Paris est favorisé d'un air Je lumière. L'
élément démocratique compte quelque cent
50 âmes. Là encore les maisons ne se suivent pas; le
faubourg se perd bizarrement dans la campagne,
Side 50
le "Comté" qui remplit l'occident éternel des
forêts et des plantations prodigieuses où les
gentilshommes sauvages chassent leurs chroniques
55 sous la lumière qu'on a créée.
1 [11.1
Ce sont des villes! C'est un peuple pour qui se sont
montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve!
Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur
5 des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères
ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent
mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses
sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets.
La chasse des carillons crie dans les gorges. Des
10 corporations de chanteurs géants accourent dans des
vêtements et des oriflammes éclatants comme la
lumière des cimes. Sur les plates formes au milieu
des gouffres les Rolands sonnent leur bravoure.
Sur les passerelles de l'abîme et les toits des auberges
15 l'ardeur du ciel pavoise les mâts. L'écroulement
des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où
les centauresses séraphiques évoluent parmi les
avalanches. Au dessus du niveau des plus hautes
crêtes une mer troublée par la naissance éternelle
20 de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la
rumeur des perles et des conques précieuses, - la mer
s'assombrit parfois avec des éclats mortels. Sur
les versants des moissons de fleurs grandes comme
nos armes et nos coupes, mugissent. Des cortèges
25 de Mabs en robes rousses, opalines, montent des
ravines. Là haut, les pieds dans la cascade et les
ronces, les cerfs tettent Diane. Les Bacchantes
des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle.
Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des
30 ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées
des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la
musique inconnue. Toutes les légendes évoluent et
les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des
orages s'effondre. Les sauvages dansent sans cesse
35 la fête de la nuit. Et une heure je suis descendu
dans le mouvement d'un boulevard de Bagdad où des/
compagnies ont chanté la joie du travail nouveau,
sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir
Side 51
éluder les fabuleux fantômes des monts où l'on a dû
40 se retrouver.
Quels bons bras, quelle belle heure me rendront
cette région d'où viennent mes sommeils et mes
moindres mouvements?
1 Ville.
Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen
d'une métropole crue moderne parce que tout goût
connu a été éludé dans les ameublements et l'extérieur
5 des maisons aussi bien que dans le plan de la ville.
Ici vous ne signaleriez les traces d'aucun monument de
superstition. La morale et la langue sont réduites à
leur plus simple expression, enfin! Ces millions de
gens qui n'ont pas besoin de se connaître amènent si
10 pareillement l'éducation, le métier et la vieillesse,
que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long
que ce qu'une statistique folle trouve pour les peuples
du continent. Aussi comme, de ma fenêtre, je vois
des spectres nouveaux roulant à travers l'épaisse
15 et éternelle fumée de charbon, — notre ombre des bois,
notre nuit d'été! - des Erinnyes nouvelles, devant
mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur puisque
tout ici ressemble à ceci, - la Mort sans pleurs, notre
active fille et servante, et un Amour désespéré,
20 et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue."


****

"Si la fonction poétique d'un texte se manifeste, comme le veut Roman Jakobson,
en ceci

"que le mot est ressenti comme mot et non comme simple substitut de l'objet nommé

ni comme explosion d'émotion", si la "poetiate" se révèle en ceci

"que les mots et leur syntaxe, leur signification, leur forme externe et interne ne sont pas
des indices indifférents de la réalité, mais possèdent leur propre poids et leur propre
valeur" (B), alors la poésie rimbaldienne apparaît comme une poésie au plus haut degré."


"Or, les mythes et les grandes créations de l'histoire de l'art et de la littérature sont

très librement interprétés et exploités par Rimbaud,

qui va jusqu'à les dénaturer complètement.

"Toutes les légendes évoluent (...)", dit-il d'ailleurs. Et le verbe évoluer, lorsqu'il est
employé pour la première fois, a comme sujet "les centauresses séraphiques".
D'habitude, il n'y a que des centaures mâles, et les séraphins appartiennent à la
culture chrétienne.

Cet amalgame hétéroclite

est, tout au moins syntaxiquement, lié à l'idée de I'"écroulement des apothéoses":
on ne déifie plus les empereurs, ni aucune autre figure historique ou culturelle.
C'est la fête, suggérée à bien des reprises, par exemple à travers l'image des
"flottesorphéoniques", image qui contient également une allusion à Orphée;
mais

c'est la fête moderne,

permettant qu'on s'empare de n'importe quels éléments du passé pour s'en servir
à sa guise.

C'est tout d'abord une fête poétique d'où rien n'est exclu a priori: le texte est une
auto-célébration, et notamment une célébration de sa liberté par rapport aux
conventions linguistiques établies et par rapport à toute tradition culturelle.

Dans sa lettre tant commentée à Paul Demeny, du 15 mai 1871, Rimbaud conçoit,
on le sait, le poète comme un voyant, un Prométhée moderne:

Side 55

"(...) le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l'humanité, des animaux
même; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions;
si ce qu'il rapporte de là-bas a forme,

il donne forme: si c'est informe, il donne de l'informe.

Trouver une langue; (...) "



"Dans tous les cas, il s'agit donc à la fois d'une exploitation de la tradition culturelle
et d'une libération par rapport à la même tradition;

il s'agit d'une déconstruction,

si l'on veut, d'un déplacement, d'une ouverture à un langage poétique inouï."



"Son propos est d'ordre poétique:

décrire un univers purement imaginaire comme s'il était réel."


"si le poète en arrive, enfin, à la suppression du monde extérieur"


"Toujours est-il que lorsqu'il atteint une limite au-delà de celle

où le poème en prose devient fragment,

"tout en images, en répétitions, en fractures",

comme l'a montré André Guyaux, et lorsqu'il atteint une limite au-delà de celle
où la poésie se détache de la psychologie, de la logique et du monde,
pour commencer à s'anéantir elle-même, le poète choisit de se taire."





Les Villes de Rimbaud
Poésie et thématique des descriptions urbaines dans les Illuminations de Rimbaud
Villes: L'acropole officielle...; Villes: Ce sont des villes! ; Ville 1

par

Per Buvik

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