Rimbaud le fragment
lunes, diciembre 09, 2013
"Comment dégager un sens littéral, un degré zéro de l’interprétation, un butoir
au déploiement infini des commentaires
lorsque le texte est lacunaire, percé d’ambiguïtés et d’allusions sans référentiel ?
Les Illuminations se présentent
sous la forme de fragments, voire d’énigmes
(on pense à H, à Parade) ;
or essentiellement inachevé et fulgurant, le fragment vise à la vérité
sans circonscrire son propre dire, il révèle ce qui est mais reste une forme ouverte
du sens. Il n’est, pour rejoindre l’analyse d’André Guyaux dans sa Poétique
du fragment, qu’une part du tout mais vaut plus que le tout."
"Mais Rimbaud nous emmène plus loin encore que les romantiques dans cet
art du fragment : les phrases nominales sans lien apparent entre elles,
les exclamations isolées et le discours régulièrement interrompu
produisent la sensation de fragments dans le fragment.
Le poème, la vision globale ne sont pas les seuls à être fragmentés :
les phrases elles-mêmes le sont."
"Le poète use sans modération de noms propres sans contexte,
d’articles définis et de pronoms ni cataphoriques ni anaphoriques,
de néologismes obscurs ou de titres sans rapport avec le texte qu’il précède."
"Le risque principal que court une critique s’intéressant aux fragments rimbaldiens
est, on l’a compris, celui du délire interprétatif reposant sur toutes les formes de
présupposés critiques possibles (le recours excessif à la biographie, l’intervention
de ses propres croyances dans l’acte de lecture, pourquoi pas les intérêts individuels
et sociaux biaisant l’interprétation). La microlecture serait-elle un moyen d’accéder
au texte dans toute sa richesse sans tomber dans cet écueil que l’on peut croire
ménagé à dessein par Rimbaud ?"
"Nos deux commentaires appartiennent à la critique immanente –
celle qui, se passant de toute recherche historique et biographique,
n’élabore aucune conjecture référentielle à partir des poèmes de Rimbaud.
Il ne s’agit pas de trouver la chose réelle derrière le mot, celle qui a poussé le poète
à écrire telle phrase
(cela relève de cette critique « évhémériste » ou « étiologique » que pointe
Tzvetan Todorov, c’est-à-dire de la non-critique) mais de dégager
l’architecture secrète d’un texte accessible seulement par le texte lui-même."
"... sur ce que les critiques qualifient habituellement de métaphores
mais qui, justement, n’en sont pas : car le
« pavillon en viande saignante »
et le
« cœur terrestre »
sont de véritables métamorphoses,
non pas analysables et référentielles à la manière de la métaphore
mais bien vivantes et actives dans l’espace textuel, c’est-à-dire dans
l’espace de l’âme qui devient lui-même signifiant."
"« Quoi de surprenant à voir le rouge d’un drapeau saigner sur la surface soyeuse
d’une mer et se métamorphoser en viande, puisque Rimbaud rêve cette soie
elle-même comme une chair humide et fleurie ? Pourquoi ne pas accepter de voir
se marier écumes et brasiers, ces mousses de l’eau et ces mousses du feu ?
Quant aux diamants et aux givres, ne sont-ils pas des cristaux, de terre et d’eau (21) ? » "
(21 Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, op. cit., p. 214)
"Il faut ensuite dire un mot des garants de cette méthode thématique.
Ce qui intéresse Jean-Pierre Richard, c’est l’« intention fondamentale,
le projet qui domine l’aventure [du poète] ». Ce qui relie donc entre eux
les termes récurrents, les « échos », les images éparses, c’est le postulat
de cohérence interne d’une même âme : celle de l’auteur,
présent non pas comme personne historique mais comme sensibilité exprimée
par le texte et seulement par le texte (la critique thématique, comme dit
précédemment, se veut immanente et laisse le texte autonome de tout élément externe)."
"Opérant par des découpages successifs et apparemment arbitraires,
reliant le fragment de tel texte au fragment de tel autre texte, et atomisant ainsi
délibérément l’œuvre, elle n’en aboutit pas moins à la constitution d’une unité réelle,
centré sur cette instance du Cogito poétique qui, pour la plupart de ses représentants,
forme le noyau, la source et le foyer vital de toute œuvre imaginaire, et la condition
sine qua non à la fois de son sens et de l’interprétation de ce sens (27)."
(27) Atle kittang, Discours et jeu, op. cit., p. 23
"Ainsi se dégage la dichotomie centrale du poème que l’on retrouve dans les
deux commentaires :
la coexistence des contraires.
« Pourquoi ne pas accepter de voir se marier écumes et brasiers ? »,
demande Jean-Pierre Richard, nous l’avons vu, au début de son analyse de Barbare.
Sergio Sacchi, quant à lui, évoque un « mariage impossible des contraires
(cruauté et douceur, eau et feu, gel et chaleur…)"
"Rien de cela chez Richard qui s’en sert pour caractériser l’obsession rimbaldienne
de la fusion des contraires."
"Car le mouvement de Barbare est pour lui
cyclique
(« le mouvement d’un tel texte n’est pas linéaire mais cyclique »),
à la « façon dynamique d’une roue qui tourne »
ayant pour centre le cœur terrestre. Il s’agit ici d’un mouvement perpétuel,
infini que les points de suspension finaux engagent à se poursuivre."
"Le chaos face à l’ordre, la linéarité face au cercle, le flottement face à l’incarnation"
"Rimbaud a-t-il voulu créer un mouvement vertical ou bien cyclique
en composant Barbare ? Une même âme ne peut pas se contredire,
c’est du moins le postulat qu’admettaient Jean-Pierre Richard et Sergio Sacchi
en abordant leurs lectures respectives. Pourtant la forme du fragment conteste
cette version des faits :
un fragment, tout incomplet qu’il est, est un tout et accède, autonome, à sa vérité.
Les fragments d’un même auteur sont tout de même hétérogènes les uns aux autres,
indépendants et sans point de contact.
C’est en vertu de ce principe de forme que les textes de Nietzsche torturent depuis
plus d’un siècle les exégètes les plus acharnés : un texte contredit l’autre, les
fragments dispersent et éclatent sa pensée qui doit trouver d’autres fondements
que celui de la personne du philosophe. Or il en va de même pour les fragments
rimbaldiens qui, contrairement à une œuvre philosophique, ne prétendent même
pas à la cohérence rationnelle. Gaston Bachelard et ses héritiers dépassent bien
sûr ce problème posé par la nature pas forcément raisonnable de la poésie,
et ce en plaçant l’unité de la pensée dans une instance qu’on ne peut assimiler
à la raison : l’âme."
Conflits de lecture autour de Barbare :
Rimbaud lu par Jean-Pierre Richard et Sergio Sacchi",
LHT, Complications de texte : les microlectures,
URL : http://www.fabula.org/lht/3/index.php?id=260
AUTEUR
ANNE BROUILLET
.
0 comments