El hombre que anda ll
viernes, diciembre 06, 2013
"La porte sombre de son royaume intérieur s’ouvrait,
il la passait."
"Il en fut ainsi sept années durant."
"Il se nourrit alors de chauves-souris raidies par le gel. Un jour, il trouva un corbeau
mort à l’entrée de la caverne. Il le mangea. Ce furent les seuls événements extérieurs
dont il eut conscience en sept ans. Pour le reste, il vécut uniquement dans sa
montagne,
dans le royaume de son âme,
qu’il s’était lui même créé. Et il y serait resté jusqu’à sa mort (car il n’y manquait de rien),
si n’était intervenue une catastrophe qui le chassa de la montagne et le recracha
dans le monde."
"Il eut alors le sentiment de se trouver au milieu d’un marécage
d’où montait le brouillard. Le brouillard montait lentement de plus en plus
haut. Bientôt, Grenouille fut complètement enveloppé de brouillard,
imbibé de brouillard, et entre les volutes de brouillard il n’y avait plus la
moindre bouffée d’air libre. S’il ne voulait pas étouffer,
il fallait qu’il respire ce brouillard.
Et ce brouillard était, on l’a dit, une odeur. Et Grenouille savait d’ailleurs quelle
odeur c’était.
Ce brouillard était sa propre odeur. Sa propre odeur à lui,
Grenouille, était ce brouillard.
Or, ce qui était atroce, c’est que Grenouille, bien qu’il sût que cette odeur était son odeur,
ne pouvait la sentir. Complètement noyé dans lui-même, il ne pouvait absolument
pas se sentir."
"C'était comme si la montagne criait. Et Grenouille fut réveillé par son propre cri.
En se réveillant, il se débattait comme pour chasser le brouillard sans odeur
qui voulait l’étouffer. Il était mort de peur, agité par tout le corps de tremblements
d’effroi mortel. Si le cri n’avait pas déchiré le brouillard, Grenouille se serait noyé
en lui-même : une mort atroce. Et tandis qu’il était encore assis là tout tremblotant
et qu’il battait le rappel de ses pensées confuses et effarées, il y avait une chose
qu’il savait déjà avec certitude : il allait changer de vie, ne serait-ce que parce
qu’il ne voulait pas faire une seconde fois un rêve aussi affreux. Il n’y survivrait
pas une seconde fois."
"ce n’est pas que je ne sente pas, car tout sent. C’est bien plutôt que
je ne sens pas que je sens,
parce que depuis ma naissance je me suis senti du matin au soir et que, de ce fait,
mon nez est émoussé quant à ma propre odeur.
Si je pouvais séparer de moi mon odeur,
ou du moins une partie, et y revenir après un certain temps de désaccoutumance,
je pourrais fort bien la sentir, et donc me sentir."
"il était habité d’un froid inverse, celui de la peur"
"La peur qu’il éprouvait maintenant, c’était celle de ne pas savoir à quoi s’en tenir sur lui-même."
"Les essences courantes, néroli, eucalyptus et feuille de cyprès, n’auraient pour
fonction que de camoufler la vraie odeur qu’il se proposait de fabriquer :
à savoir l’odeur d’être humain.
Il voulait, même si ce n’était provisoirement qu’un piètre succédané, prendre cette
odeur d’être humain qu’il ne possédait pas. Certes,
il n’y avait pas une odeur d’être humain,
pas plus qu’il n’y avait un visage humain.
Chaque être humain avait une odeur différente, nul ne le savait mieux que Grenouille,
qui connaissait des milliers et des milliers d’odeurs individuelles et qui, depuis sa
naissance, distinguait les gens au flair. Et pourtant : il y avait un thème fondamental
de l’odeur humaine, et au demeurant passablement simpliste :
une base continue, graisseuse, sudatoire,
aigrelette comme du fromage et pour tout dire assez répugnante,
que tous les humains avaient en commun
et au-dessus de laquelle flottaient ensuite les petits nuages infiniment diversifiés
qui donnaient les auras individuelles."
"Il n’y avait que cette odeur fondamentale,
cette fragrance primitive d’humanité"
"C’est un étrange parfum que Grenouille créa ce jour-là. Le monde n’en avait jamais
connu de plus étrange. Il ne sentait pas comme un parfum,
mais comme un homme qui sent.
Si l’on avait senti ce parfum dans une pièce obscure, on aurait cru
qu’il s’y trouvait un second être humain.
Et s’il avait été employé par un humain ayant par lui-même l’odeur humaine,
on aurait eu
l’impression olfactive d’avoir affaire à deux êtres humains
ou, pire encore, à
une créature monstrueusement double,
telle une forme qu’on ne parvient pas à fixer des yeux, mouvante et floue
comme quand on regarde au fond d’un lac dont la surface est agitée de vagues."
"Il serait capable de créer un parfum non seulement humain, mais surhumain;
un parfum angélique, si indescriptiblement bon et si plein d’énergie vitale
que celui qui le respirerait en serait ensorcelé et qu’il ne pourrait pas ne pas aimer
du fond du cœur Grenouille, qui le porterait. Oui, il faudrait qu’ils l’aiment,
lorsqu’ils seraient sous le charme de son parfum ; non seulement qu’ils
l’acceptent comme l’un des leurs, mais qu’ils l’aiment jusqu’à la folie,
jusqu’au sacrifice de soi,
qu’ils frémissent de ravissement, qu’ils crient, qu’ils pleurent de volupté,
sans savoir pourquoi, il faudrait qu’ils tombent à genoux comme à
l’odeur de l’encens froid de Dieu,
dès qu’ils le sentiraient, lui, Grenouille !
Il entendait être le Dieu tout-puissant du parfum,
comme il l’avait été dans ses rêveries, mais que cette toute-puissance s’exerce
dorénavant dans le monde réel et sur des êtres humains réels. Et il savait que cela
était en son pouvoir. Car les hommes pouvaient fermer les yeux devant la grandeur,
devant l’horreur, devant la beauté, et ils pouvaient ne pas prêter l’oreille à des
mélodies ou à des paroles enjôleuses.
Mais ils ne pouvaient se soustraire à l’odeur.
Car l’odeur était sueur de la respiration. Elle pénétrait dans les hommes en même
temps que celle-ci ; ils ne pouvaient se défendre d’elle, s’ils voulaient vivre.
Et l’odeur pénétrait directement en eux jusqu’à leur cœur, et elle décidait
catégoriquement de l’inclination et du mépris, du dégoût et du désir,
de l’amour et de la haine. Qui maîtrisait les odeurs maîtrisait le cœur des
hommes."
Patrick Süskind Le parfum Histoire d’un meurtrier
(extraits, notas para el estudio del hombre que anda)
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